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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/637

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s’effacent : « Les nuages les embrassaient de leur profond secret. Comme un mirage, Tahiti flottait sur le sein de la mer. Entre le ciel et l’eau s’étaient engloutis vallées, jardins, cascades, et les promontoires frangés de palmes, et ces fleurons aigus, s’élevant les uns au-dessus des autres, éternelle couronne de beauté. Et avec eux la nation de guerriers et d’amoureux tombant comme la feuille, mais sans espoir d’être comme elle remplacée par d’autres feuilles. »

— Il faut absolument, me dit-il, que vous alliez à Tahiti, tandis qu’il en reste quelque chose.

Et il me persuada que c’était le voyage le plus facile, le plus rapide. De San Francisco, j’y serais en six jours. Qu’était-ce que cela ? Il en avait mis trente au moins, lui, la première fois, grâce à un gros temps qui l’avait poussé vers le Japon. Mais aujourd’hui, tout est simplifié…

— Vous n’y-retournerez pas cependant ?

— Non, j’ai jeté l’ancre ici.

— Sans regrets ?

Il hésita : — Peut-être n’est-il pas permis de s’abandonner toujours uniquement au plaisir de vivre.

Je me souvins alors qu’il était catholique, fervent comme tous les convertis, et, avec cette indiscrétion qui vous gagne quand on a quelque temps habité le pays de l’interview, j’osai lui demander comment avait été amenée cette conversion, en ajoutant, ce qui était manquer de respect, j’en convions, à la religion et à lui-même : — N’est-ce pas par amour du paganisme que vous avez cessé d’être protestant ?

Il sourit et, comme si c’était là une question trop grave pour qu’il pût y répondre sur ce ton d’irrévérence, me dit seulement : — Vous le saurez demain.

Le lendemain en effet, il m’envoya un petit volume qui n’augmente point son mérite littéraire, mais qui met à nu avec une singulière audace une conscience et un caractère. C’est intitulé : Un cœur troublé, et, sur la première page, l’auteur avait écrit de sa grande écriture lâche et légère, toute frémissante et si personnelle, la formule affectueuse des sauvages : Aloha !

Des récits de conversion on écarte d’ordinaire tout ce qui n’est pas de nature à produire l’édification ; ils tombent donc nécessairement sous la rubrique des livres de piété ; mais ici, les deux religions, protestante et catholique, sont mises en présence de la manière la plus piquante. On y voit aussi combien certaines âmes ont besoin de ce qui sous le nom de direction a été si souvent attaqué, combien l’austérité un peu dure de la réforme est antipathique à ceux qui ont choisi involontairement et