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avait alors résisté à onze années d’apostolat, seul intact dans cet immonde troupeau. De la meilleure grâce du monde, il met à la disposition des étrangers le peu qu’il possède, et se hâte de les accompagner à l’hôpital, où il est l’auxiliaire le plus zélé du médecin. Il connaît chaque cas particulier ; à sa vue, tous ces pauvres visages expriment la confiance et la joie. Le sourire est le dernier trait qui s’efface de la figure d’un Hawaïen. Ce sourire est naturellement chez lui aimable et ingénu, mais l’affreuse maladie en détruit l’expression, le transforme en un rictus abominable. Nous épargnerons à nos lecteurs la description prolongée des divers effets de la lèpre, telle qu’elle se manifeste chez ces malheureux gisant dans les dortoirs ou accroupis sous les vérandas. Chose touchante, les moins malades passent leur temps à soigner, à panser, à éventer, à consoler ceux qui achèvent leur triste vie. Dans l’intervalle de ces soins tout gratuits, ils jouent aux cartes, s’amusent de quelque façon avec une insouciance que ne trouble même pas le bruit du marteau incessamment occupé à clouer des cercueils. Avant que l’arrêt d’expulsion eût été promulgué, alors que les lépreux restaient dans leurs villages respectifs, ils étaient soignés de même par leurs amis valides, ignorans de toute crainte, de toute répugnance. L’amour dans ces parages exceptionnels est vraiment plus fort que la mort. C’était entre ces doux et tendres fatalistes un perpétuel échange de vêtemens, une habitude gardée de fumer la même pipe, c’étaient des caresses dont personne n’avait l’air de soupçonner le danger.

Les lépreux relativement ingambes qui habitent les maisonnettes entourées de fleurs sont accoutumés aux fréquentes visites de leur pasteur qui trouve à travers ses occupations le temps de leur apporter de bonnes paroles et de petits présens. Depuis la messe matinale jusqu’au couvre-feu, le Père Damien travaille. Toutes ces demeures proprettes qui remplacent les huttes indigènes, il a aidé à les construire. Quarante enfans sont élevés sous sa direction immédiate ; il baptise, enterre et marie (car le mariage est permis aux jeunes lépreux). Ses seuls devoirs de prêtre seraient suffisans pour remplir sa journée. Le dimanche et les jours fériés, il célèbre la messe dans les deux villages, Kalawao et Kaulapapa courant de l’un à l’autre pour les vêpres, le sermon, le salut, le catéchisme. Stoddard fait un tableau émouvant de la grand’messe à Kalawao ; il l’entendait d’une niche réservée près de l’autel et lui trouvait presque le caractère d’un requiem, tous les assistans étant condamnés et quasi morts déjà. Les pauvres petits enfans de chœur, si estropiés qu’ils fussent, s’acquittaient assez adroitement de leurs fonctions ; les fidèles, très nombreux et parmi lesquels il y en avait qu’on aurait crus sortis de la