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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/642

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les airs. L’abîme au-dessous n’est qu’une cataracte de verdure et de fleurs. Entre la mer bleue comme le ciel et le ciel bleu comme la mer, ils se sentaient suspendus parmi les broussailles d’une espèce de jungle qui pliaient et ondoyaient sous leur poids. En bas, tout en bas, si loin, une large langue de terre, sans arbres et bordée de rochers que la mer frangeait d’écume, supportait à une courte distance l’une de l’autre deux poignées de maisonnettes blanches éparses sur des taches de verdure qui, vues de près, sont des jardins. Au centre de la péninsule, un petit cratère éteint renferme dans sa coupe de lave un lac minuscule qui s’élève et retombe avec la marée. Tel est le site de l’établissement des lépreux. « Quelle dérision que d’entrer dans la vallée de la mort et d’aborder la gueule même de l’enfer, sous les guirlandes triomphales des lianes entrelacées et les cascades de feuillage qui se brisent à mille pieds plus bas en une écume de fleurs ! » Non que le chemin soit doux : on glisse à la file sur la pente en zigzags rapides qui dessine l’arête tranchante de ce contrefort aérien, et le plus favorisé est celui qui ferme la marche, car il ne court pas le risque de recevoir sans relâche une pluie de cailloux détachés. Des squelettes de botes rappellent çà et là les accidens arrivés aux troupeaux qui sont quelquefois poussés sur cette voie presque à pic jusqu’au marché des lépreux. Enfin on débouche dans la plaine sans ombre, et bientôt on atteint Kalawao, le plus gros des deux villages.

Au premier aspect, Kalawao est un hameau prospère de cinq cents habitans. Si l’on ne regardait pas ceux-ci de trop près, on croirait d’abord avoir affaire à une communauté des plus joyeuses, car de toutes les fenêtres, de tous les pas de portes part un cordial et vibrant Aloha ! à l’adresse des visiteurs. Au bout de la rue, près de la mer, se trouve une petite chapelle, puis le cimetière envahi par une troupe de gamins aussi gais que les autres enfans de leur âge, mais tous couverts de cicatrices, avec des yeux hagards, des pieds et des mains saignans ou difformes. Ce sont des lépreux. D’autres accourent, car l’arrivée d’un étranger fait sensation à Kalawao ; à mesure que leur nombre augmente dans le cimetière, il semble que chacun d’eux soit plus horrible que les précédens et que la décomposition de la chair ne puisse aller plus loin.

Alors s’ouvrit la porte de la chapelle, un jeune prêtre parut ; sa vieille soutane montrait la corde, ses mains étaient durcies par le travail ; mais il avait un air de santé, une physionomie ouverte et riante. C’était le Père Damien, l’exilé volontaire, le héros du devoir, le martyr désigné, car il savait à n’en pas douter quelle serait la fin de son sacrifice. Par une sorte de miracle, il