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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/648

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aujourd’hui en pierre ou en briques. Honolulu a donc une prison assez sévère en apparence, mais dans la cour de laquelle les condamnés censés malades se divertissent à l’ombre, tandis que leurs camarades font semblant de travailler sur la route en costumes mi-partis de deux couleurs, fournis par le gouvernement, ce qui leur donne l’apparence d’un chœur d’opéra. Le loustic de la prison, qui entretient une constante gaîté parmi ses camarades, est un ancien protégé de Stoddard. Jadis, ils allaient à la pêche ensemble. Kane-Pihi s’appelait alors l’homme-poisson ; il avait une façon à lui de plonger, immobile comme un cadavre jusqu’au fond des flots où il avait jeté préalablement une poignée d’amorces. Les poissons dévoraient cela tout en regardant avec curiosité l’objet considérable tombé au milieu d’eux. Brusquement il enfonçait un coutelas dans le ventre du plus gros et remontait à la surface dans une flaque de sang. Et il recommençait plusieurs fois cet exercice. Il l’eût continué indéfiniment et il eût vécu jusqu’au bout comme les bêtes, innocent et heureux, si on l’eût laissé à la nature ; malheureusement, c’est ce que les missionnaires ne veulent pas. Certain évangéliste ambulant arrivé à Honolulu fit, au moyen de meetings sensationnels, beaucoup de conversions. L’homme-poisson fut du nombre ; on lui persuada qu’il se repentait, Dieu sait de quoi ! et il reçut le baptême.

« C’est mon idée, explique Stoddard, que la modestie native des Hawaïens et de toutes les races nues est supprimée dès qu’on les glisse sous une couverture. Ils endossent le vice comme un vêtement et avec la connaissance du mal leur en vient le désir. De sorte que Kane-Pihi, ayant pris des vêtemens étrangers, commença aussitôt à se corrompre. Muni de quelques bribes d’anglais, il essaya de la ruse dans les marchés, apprit à mentir un peu au besoin, et à tricher de temps en temps. Jusque-là, quand il avait pris ce qui n’était pas à lui, ce n’était nullement pour voler, mais parce qu’il en avait besoin ; rencontrant l’objet, il mettait la main dessus, sans se douter que ce fût un péché et prêt à laisser prendre de même ce qui lui appartenait. Mais à présent, il y avait un nouveau plaisir à s’approprier illicitement le bien d’autrui, et l’idée du secret ajoutait à cet acte tout simple un attrait qui n’existait pas auparavant. Des expériences diverses éveillèrent si bien l’esprit du nouveau baptisé qu’il devint un des pires sacripans de la ville, un de ceux sur lesquels la police avait l’œil, et sa brillante carrière fut interrompue par une condamnation qu’il prit fort légèrement, puis par une maladie qui, en revanche, le prit d’une façon si sérieuse qu’il en mourut à la fleur de l’âge. »

Le portrait du roi Kalakaua se détache très vivant de ces notes