Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/684

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

véritable destinée est de ressentir et d’inspirer le parfait amour, celui qui mêle les idéalités aux plaisirs de la terre et les joies mystiques aux fêtes des sens. — « Cherchez la fleur bleue, disait le nouveau décalogue : elle ne vient que dans les solitudes ou dans les décombres des vieux châteaux, et ne se laisse cueillir que par ceux qui sont initiés aux grands mystères el qui l’ont souvent vue en rêve. Elle a peu d’apparence, mais son parfum est une ivresse, et quiconque l’a respirée connaît dès cette vie les délices du ciel. »

Les bourgeoises romantiques professaient le culte du génie ; elles ne se piquaient pas d’en avoir, mais elles s’attribuaient le pouvoir d’en donner en offrant leur cœur dans un sourire. C’est le parfait amour qui fait les vrais poètes, les vrais artistes ; il est la source de toutes les grandes inspirations. Aimées et aimantes, elles travaillaient à la gloire de l’homme de leur choix, elles l’aidaient à créer des chefs-d’œuvre, elles s’en flattaient du moins ; hélas ! les chefs-d’œuvre sont rares, et les gens de sens rassis ne partageaient pas toujours leurs brûlantes admirations. Leur devoir était de se donner tout entières, sans réserve et sans conditions ; l’amour est imparfait quand il ne va pas jusqu’à l’abandonnement de toute volonté. En revanche, quand leur cœur s’était trompé, elles avaient le droit de s’en dédire, de se reprendre, de remédier par l’inconstance à la fatale méprise dont elles avaient honte et regret. On s’abuse quelquefois, on ne trouve pas du premier coup ce qu’on cherche : dans une heure d’égarement, elles avaient plié le genou devant une vaine et méprisable idole ; elles se remettaient en quête sans que les convenances sociales, ni aucune considération mondaine, ni aucun respect humain pussent les détourner de leurs ardentes poursuites : le plus sacré des devoirs est de remplir sa destinée, et leur destinée était de se donner. Le féminisme leur eût fait horreur ; loin d’attacher aucun prix à leur indépendance, elles n’aspiraient qu’à se délivrer de leur liberté, elles mettaient leur gloire à servir humblement le dieu qu’elles s’étaient fait, et qui n’était parfois qu’un très petit dieu, de bas aloi.

Dans un livre intitulé : Poètes et femmes, un critique allemand, M. Louis Geiger, a retracé tout récemment la biographie de quelques-unes de ces bourgeoises exaltées de la première moitié du siècle ; il a pris à tâche de mettre en lumière leurs bonnes qualités, et il parle de leurs erreurs avec une sympathique indulgence[1]. Une Berlinoise, Dorothée Schlegel, fille ainée du philosophe Moïse Mendelssohn, est le type de la chercheuse qui a trouvé, et qui jusqu’à la fin s’en tient à son premier choix. A l’âge de quinze ans, on l’avait mariée, sans trop la consulter, à Simon Veit, qui s’appliqua à la rendre heureuse. Cet honnête et galant homme était un négociant actif, entendu aux affaires,

  1. Dichter und Frauen, Vorträge und Abhandlungen, von Ludwig Geiger ; Berlin, 189G, Verlag von Gebrüder Paelel.