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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/686

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Moins heureuse que Dorothée, Mme Jeanne Motherby a toujours cherché et n’a jamais trouvé. Elle était restée fort inconnue jusqu’au jour où l’on a publié les lettres que lui avaient adressées deux écrivains célèbres, Guillaume de Humboldt et Maurice Arndt. Née en 1783, dans la province de Prusse, Jeanne-Charlotte Thielheim était la fille d’un artisan, et, par un bonheur inespéré, elle épousa en 1806 un médecin fort couru, le docteur William Motherby, Anglais d’origine. Elle fit bientôt de sa maison le centre de la société de Kœnigsberg. Si les plaisirs de vanité, l’honneur de tenir un salon, l’amour de la représentation pouvaient suffire au contentement d’un cœur romantique, Jeanne Motherby eût béni son sort. Aussi bien son mari était un praticien de grand mérite et un homme du monde accompli ; il avait de la littérature ; il avait étudié la philosophie à l’école de Kant, qu’il appelait son « inoubliable maître. » Mais ce disciple de Kant ne se piquait pas de cultiver dans son jardin la fleur bleue et cela gâta ses affaires.

Jeanne Motherby avait l’esprit vif et ardent : « Amour et fantaisie, et pas autre chose, voilà la vie de Furina, » disait d’elle Maurice Arndt, qui lui avait donné ce petit nom d’amitié. Malheureusement la nature l’avait peu favorisée ; petite, corpulente, son visage n’avait rien d’attirant, et sa grande bouche, nous dit-on, n’était pas de celles qui appellent les baisers. Quand les bourgeoises romantiques sont laides, les rôles s’intervertissent ; ce n’est plus le chasseur qui court après le lièvre, c’est le lièvre qui court après le chasseur, et quelquefois le chasseur se dérobe.

À peine Jeanne eut-elle pris en déplaisance son Anglais, elle conçut une chaude passion pour Guillaume de Humboldt, qui, de tous les mortels, était le plus froid. Elle crut reconnaître en lui le mâle prédestiné avec qui elle devait cueillir la fleur bleue. Elle n’avait pas su deviner que cet homme éminent, grand penseur, grand philologue, grand diplomate, avait pour lui-même une grande vénération et que, partant, il n’était pas facile à prendre. Il ne lui déplaisait point qu’on l’adorât ou qu’on lui fit jouer le rôle de directeur de consciences ; il se laissait volontiers courtiser par les femmes, accueillait de bonne grâce leurs avances et leurs hommages ; mais, incapable de tout entraînement, elles n’avaient pas d’autre retour à espérer de lui qu’une majestueuse compassion ou une glaciale coquetterie.

Le romantisme autorisait les familiarités et le tutoiement ; dans ses lettres, Humboldt tutoyait Jeanne, sans que cela tirât à conséquence. Il lui accordait crue le bonheur domestique ne suffit pas à remplir la vie, que si attaché qu’il fût à Mme de Humboldt, qui le rendait heureux « au sens bourgeois et vulgaire du mot », il ne méprisait point l’à côté et les commerces d’esprit et de cœur. Mais il était fort exigeant ; il lui expliquait doctement que, dans le véritable amour, selon les règles de l’art et d’une doctrine ferme et constante, l’homme a tous les droits,