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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/689

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entrer en correspondance avec lui. Il exigea qu’elle se mît tout à fait à l’aise, qu’elle le traitât non en prince régnant, mais en ami, qu’elle ne lui donnât jamais aucun titre, quelle l’appelât « son cher Émile. » De son côté, il l’appelait « sa ravissante, son adorable Emilie. » Elle était sa sœur spirituelle. Un jour qu’elle lui avait envoyé une boucle de ses cheveux : « Je ne puis encore, écrivait-il, m’accoutumer à la pensée que je possède ce signe visible de votre gracieux souvenir ; cette boucle, trésor sans prix, qui éclipse tout, me semble être l’ombre d’un rêve, et je ne touche que d’une main tremblante ces cheveux bruns et soyeux, dont les frisons ont orné, ombragé et réchauffé le front virginal de la sœur adoptive que j’adore. Oui, toujours les baisers dont j’effleure à peine ce joyau sont si infiniment légers que le plus sensible des mimosas n’en ressentirait rien, et que le plus éthéré des sylphes n’en donnerait pas de plus doux. » Il s’agit cette fois de baisers presque immatériels, et Maurice Arndt, tout poète qu’il fût, était un lourdaud, un glouton en comparaison de ce gourmet raffiné.

La correspondance dura cinq ans, de 1806 à 1811. On s’entretenait parfois de questions d’art, de peinture, de musique ou du grand Napoléon. Plus souvent on se confessait, on s’analysait, on s’épluchait, on se pêchait à la ligne ; on décrivait ses états d’âme, on racontait ses rêves, on vantait les douceurs d’un mariage spirituel et de l’étroite communauté où vivent deux cœurs sensibles qui n’ont plus de secrets l’un pour l’autre. Malheureusement les sylphes sont des êtres éthérés, mais fantasques. Il semble que le prince eût dû se faire violence pour s’acclimater dans l’éther. Il avait ses heures de fatigue où, repliant ses ailes, il retombait lourdement sur lui-même et déclarait que tous les mystiques et tous les mysticismes lui étaient odieux, qu’il détestait également Zacharias Werner et Chateaubriand : « Je goûte peu les chimères grecques, écrivait-il, mais je n’aime pas davantage un benêt apocalyptique à sept cornes ; je suis un homme et je n’ai de goût que pour ce qui est humain. » Il se lassa de planer dans le bleu avec une sœur de son âme qui n’avait aucune des grâces de la femme, et après avoir remplacé quelque temps les adorations par les railleries et les sarcasmes, il rompit et cessa d’écrire.

Ce fut sans doute un coup très dur pour Thérèse de Winkel. Elle semble avoir accepté sa déchéance avec quelque dignité. Elle demeura fidèle à ses principes, à ses convictions, à son credo, qu’elle avait formulé ainsi : « Je crois qu’il y a en nous une étincelle divine, que si nous la conservons pure de tout alliage terrestre, si nous la ravivons sans cesse, un jour elle se réunira à tout ce qui a de l’affinité avec elle dans ce vaste univers ; que, flamme sacrée, elle sera un rayon de l’éternelle lumière qui transfigure le monde au pied du trône du soleil des soleils. » Elle avait de nobles sentimens ; mais comme toutes ses pareilles, elle aimait le tortillage et le style alambiqué. Elle continua de peindre, de