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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/690

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jouer de la harpe, faisant sans doute quelquefois de tristes réflexions sur l’inconstance des sylphes et l’ingratitude des princes régnans. Son chagrin n’abrégea pas sa vie ; elle mourut en 1867, à l’âge de 83 ans. Elle était toujours restée la même, sans se douter que sa tournure, ses manières, ses airs de tête, ses façons de parler qu’on admirait jadis, semblaient désormais étranges et un peu comiques, qu’elle amusait la galerie, que le monde avait changé, qu’il faut le quitter avant qu’il nous quitte.

Beaucoup plus intéressante est l’infortunée Charlotte Stieglitz. Victime d’une innocente et funeste erreur qu’elle paya de sa vie, son suicide, qui fit grand bruit à Berlin, fut admiré par tout ce qui restait de romantiques en Allemagne comme une grande et sublime action. Elle était belle et gracieuse, elle avait le cœur pur et droit, l’âme chaude, toutes les bonnes intentions, cette piété naturelle qui trouve son bonheur dans une vie de renoncement et de sacrifice ; mais son imagination exaltée prenait les songes pour des réalités. Pourquoi Charlotte Willhöft rencontra-t-elle Henri Stieglitz ? Ce bloc lui parut si beau que, comme le statuaire de la fable, elle en voulut faire un dieu. Il n’était bon qu’à devenir cuvette.

Henri Stieglitz avait étudié la philologie à Gœttingen et à Leipzig, et il avait le malheur de se croire poète. Charlotte l’épousa en 1828 ; ils allèrent vivre à Berlin. Leurs finances étaient courtes ; Stieglitz était employé à la bibliothèque et donnait des leçons ; sans l’aide de parens riches, on eût été dans la gêne. Mais quand on a la foi, on supporte tout. Elle croyait fermement qu’il était un homme de grand talent et du plus bel avenir. Non seulement il était irrémédiablement médiocre, il n’avait pas de santé ; souffreteux, malingre, tourmenté par ses nerfs et par ses papillons noirs, il mettait à de cruelles épreuves la patience de tout ce qui l’entourait. Il se plaignait sans cesse que la vie lui pesât ; il croyait sentir autour de lui des puissances hostiles, qui lui nouaient l’esprit et traversaient ses ambitions. Ce froid rimeur chantait l’Orient sans l’avoir vu et même sans l’avoir étudié dans les livres ; ses satires étaient plates, ses poésies amoureuses n’avaient rien de personnel ni rien d’amoureux. Corps et âme, il passait pour un impuissant, et on nous dit « que la charmante femme qui portait son nom, n’avait peut-être jamais été tout à fait à lui. »

Elle s’obstinait à croire, à espérer. Elle se disait : « C’est un génie qui se cherche, je l’aiderai à se trouver. » Elle se consacrait tout entière à cette ingrate tâche. Elle lisait beaucoup et tâchait de lui fournir des sujets ; elle l’encourageait, le réconfortait, le conseillait, le stimulait, s’appliquait à combattre son hypocondrie, à le délivrer de ses papillons en lui rendant la vie facile et commode. Elle avait ce sourire de femme qui transforme les choses et les cœurs, qui opère des miracles ; mais il y a des miracles qui ne se font pas. Cette incurable médiocrité