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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/773

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s’empresse d’entrer dans l’arche du Seigneur : la porte est encore ouverte ; bientôt il ne sera plus temps !… »

Rien de plus naïf, de plus saisissant que le récit de ce carême de 1494 dans la chronique contemporaine de Cerretani : « Il a prêché dans l’église de Santa-Reparata (le Dôme) ; et lorsqu’il eut, au moment de l’entrée du roi de France, fermé l’arche à point (appunto) au milieu de la terreur, de l’épouvante et des cris, tout le monde se mit à errer dans les rues, silencieux et demi-mort… »

Est-ce l’effet du hasard seulement que, sur la voûte de la Sixtine, on retrouve ces mêmes grands sujets de la Genèse, de l’Arche de Noé et des Prophètes d’Israël, dont l’éloquence enflammée de fra Girolamo avait entretenu les Florentins, — et le jeune Buonarroti parmi eux, — pendant plusieurs années, de 1491 à 1496 ?… Et combien l’« affinité élective » de ces deux sombres génies devient plus évidente encore, quand on prend l’œuvre de Michel-Ange dans son vaste ensemble ! Que les rares représentations du Sauveur et de la Madone s’y perdent et disparaissent dans la foule sculptée ou peinte des patriarches, des prophètes et des héros de la Judée, depuis Adam, Moïse et David, jusqu’à tous les descendans de Jessé ! Ce livre des Juifs, auquel la magnifique école de Giotto, — fidèle en cela à ses origines d’Assise, — n’a presque point touché ; dans lequel les naturalistes du siècle suivant ont surtout trouvé des scènes d’idylle et de genre ; ce livre anime et remplit tout l’art religieux de Buonarroti ; il lui fournit ses récits les plus émouvans et ses personnages les plus pathétiques et terribles ; il lui éclipse l’Évangile ! La voûte de la Sixtine vous parle de la chute, du déluge, du serpent d’airain, de la mort de Goliath, du supplice d’Aman, de la vengeance de Judith ; elle ne vous parle pas, et aucune des œuvres de Michel-Ange ne vous parlera, de l’Annonciation, de la Visitation, de la Nativité, de la Samaritaine et de la Madeleine, des Paraboles, de la Cène, du disciple aimé du Seigneur, de ces images pleines de grâce et d’amour qui ont bercé l’âme des peintres italiens depuis Cimabuë jusqu’à Raphaël…

L’antiquité et l’Ancien Testament, telles furent les deux grandes sources d’inspiration de Buonarroti, l’une pour son art profane, et l’autre pour son art religieux. Il a vu l’antiquité à travers le Laocoon et le Torso, et il a lu la Bible dans la version de Savonarole et à la lueur de son bûcher. Il a créé les Allégories de la chapelle des Médicis, et la Genèse et les Prophètes de la chapelle des Rovere : il a presque toujours manqué le Christ, mais il a trouvé d’emblée et fixé à jamais les traits de Jéhovah[1].

  1. Vasari raconte que de son temps les Juifs de Rome, hommes et femmes, faisaient le samedi des pèlerinages à San Pietro in Vincoli pour y prier devant la statue de Moïse. Si la vérité de ce récit n’avait été sérieusement mise en doute par Bottari.. et Cancellieri, ce serait un trait curieux à ajouter au caractère jéhovite de l’art religieux de Buonarroti.