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de persuader son mari qui, debout derrière elle, est en train d’abaisser une branche d’arbre, et sur le point d’atteindre la friandise défendue ; mais, dans l’entre-temps, le diabolique reptile tend déjà vers la femme ce fruit à la dérobée, et elle s’empresse de le saisir… Il y a ici, dans l’arrangement si inusité (unique même, à ma connaissance) de la scène du Péché originel, un évident parti pris d’aggraver le cas de la femme, de la montrer en connivence secrète avec le mal, avec Satan ; et la suite du tableau ne fait qu’ajouter à l’impression. La suite, c’est la terrible expulsion, dans laquelle Adam garde encore, malgré tout, une attitude fière et digne, l’attitude d’un Titan foudroyé ; tandis que sa compagne, courbée et sournoise, la main crispée dans les cheveux, le regard en dessous et oblique, marche à ses côtés d’un pas chancelant et d’une allure féline. Nous voilà loin, certes, de l’Ève de Masaccio, bien attendrissante par sa douleur franche, sa lamentation sans vergogne ; mais nous sommes peut-être plus près ainsi de la femme selon l’esprit des Hébreux, selon l’esprit de l’Ecclésiaste, de l’Eva avant l’Ave. « Et j’ai reconnu, dit l’Ecclésiaste, que la femme est plus amère que la mort, qu’elle est le filet des chasseurs, que son cœur est un rets et que ses mains sont des chaînes. Celui qui est agréable à Dieu se sauvera d’elle, mais le pécheur s’y trouvera pris[1]… »

La troisième et dernière trilogie diffère entièrement des deux autres par la proportion des figures, leur exiguïté relative mais frappante ; et il serait malaisé de le nier : la brusque réduction de l’échelle pour une partie considérable du plafond ne laisse pas de détonner dans l’ensemble de l’œuvre. C’est précisément la partie par laquelle Buonarroti, on le sait, a inauguré son travail dans la chapelle ; et cette considération a suggéré une hypothèse assez plausible d’apparence et qui, de fait, est maintenant généralement admise. L’artiste, a-t-on dit, ne s’était pas d’abord rendu un compte très exact des exigences de la perspective : il ne se serait aperçu que fort tard, après avoir achevé l’histoire de Noé, que les figures, vues d’en bas, étaient trop petites, et il aurait agrandi dans la suite les dimensions de ses dramatis personæ pour les tableaux du Paradis et de la Création du monde. L’hypothèse toutefois ne résiste pas à l’examen, pour peu qu’on réfléchisse à la science profonde qui a présidé à la conception de ces peintures de la Sixtine, à l’esprit organique qui en a fixé d’avance la distribution ingénieuse et la symétrie cadencée[2]. Je crois

  1. Ecclésiaste, VII, 27-8.
  2. Qu’on remarque entre autres avec quel soin les triptyques du plafond sont aménagés de manière que les grands tableaux se trouvent toujours dans l’axe des deux fenêtres correspondantes de la chapelle et en reçoivent la pleine lumière. (V. plus haut p. 772, note 2.)