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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/783

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plutôt que la donnée biblique a imposé dans l’espèce des conditions inéluctables : il était impossible, en effet, de borner la scène du Déluge à deux ou trois figures, comme les scènes du Paradis et de la Création, et l’augmentation du nombre- des personnes ici a dû nécessairement amener une diminution dans leur grandeur pour tout le triptyque. C’est ce que, du reste, on peut constater également dans le portail fameux de Jacopo della Quercia : là aussi le relief qui a pour sujet le Déluge se distingue des autres par un rapetissement des figures, suite de leur encombrement. Lorsqu’on songe aux hésitations, aux défaillances, aux reprises et repentirs qui ont marqué les débuts de Michel-Ange sous la voûte Sixtine, on admettra difficilement qu’il ait pu passer de longs mois sur son échafaudage en haut et peindre tout un tiers du plafond, sans s’inquiéter de l’effet que ses peintures produisaient vues d’en bas.

Elle n’en est pas moins bien saisissante et d’une invention magistrale, cette fresque du Déluge avec ces groupes si variés, si dramatiques !… Les sources du grand abîme viennent d’être rompues, les cataractes du ciel ouvertes ; « toute chair qui respire et qui est vivante sous le ciel va mourir, tout ce qui est sur la terre sera consumé. » Sur les hauteurs que menacent à la fois les eaux qui tombent et les vagues qui montent, une multitude d’êtres affolés de terreur a cherché un refuge qui n’est qu’un cruel mirage. A gauche, une grève aride et qui bientôt va être submergée est le radeau décevant où se précipitent des misérables des deux sexes et de tout âge. Un jeune homme s’y cramponne haletant au tronc supérieur d’un arbre mort que l’aquilon secoue déjà de toute sa violence ; un couple superbe, enlacé dans une étreinte convulsive, semble regarder avec envie l’heureux grimpeur, et c’est vers cet arbre aussi que court une mère éplorée, pressant sur son sein un tout petit enfant, au sourire innocent, insouciant, tandis qu’un second enfant plus âgé lui entoure la hanche de ses mains tremblantes. Une autre mère s’est laissée choir sur le sol, sans force, sans pensée ; accroupie dans sa torpeur, elle ne se tourne même pas vers le marmot qui se lamente derrière elle. Un homme beau et vigoureux s’efforce de prendre terre en portant sur les épaules son épouse dont le regard est comme fasciné par la marée qui les suit toujours furieuse, implacable, chassant devant elle une foule bigarrée chargée de sacs, de meubles, d’ustensiles et d’outils divers : pauvres gens, qui dans un tel cataclysme pensent encore pouvoir sauver leurs hardes et leurs friperies ! —