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d’opposer le Zacharie au Jonas dans un contraste saisissant, de faire alterner le Joël avec l’Erythrée, l’Ezéchiel avec la Persica, etc., dans un rythme savant d’expression et de geste. Il n’a pas songé un seul instant à nous faire distinguer les devins d’Israël et les prophétesses des gentils selon les nuances délicates de leur génie, selon la teneur et le style de leurs lais et de leurs carmina ; nous ne leur découvrons que les différences générales et topiques de toute humanité : les différences de sexe, d’âge et de tempérament ; mais nous découvrons aussi que « jamais nature ni art n’ont représenté humanité pareille[1] », et qu’elle est bien de la lignée qui a marché à la face de l’Eternel et a tressailli au son de sa parole…

A la place des douze Apôtres que lui avait demandés Jules II, Michel-Ange a préféré retracer les sept Prophètes et les cinq Sibylles que nous contemplons maintenant ; ce sujet lui a paru moins « pauvre », c’est-à-dire moins conventionnel, moins stylé et façonné par l’art du passé. En effet, l’art du moyen âge a de tout temps traité ce sujet avec un abandon, une nonchalance, comme il n’en a jamais eu envers les autres personnages hiératiques : envers les patriarches, les apôtres, les évangélistes, les martyrs et les grands saints de l’Eglise. Il n’a pas tenu à bien fixer le nombre, le nom, ni le caractère des divers Prophètes et Sibylles dont il multipliait les images sculptées ou peintes sur les portails et les murs de ses sanctuaires ; il les a représentés dans des attitudes et des combinaisons fantaisistes, dans un accoutrement toujours bizarre, censé oriental, parfois avec des nimbes, le plus souvent avec des toques, des capes, et même des turbans excentriques ; c’est à peine s’il leur a donné un attribut constant : un rouleau ou un livre[2]. Et tels encore nous les voyons dans les fresques du quattrocento, dans les peintures de Fra Angelico, de Melozzo da Forli et de Pinturicchio. En présence d’une donnée à ce point flottante, Michel-Ange se crut plus libre que jamais de ne consulter que son imagination souveraine, et de créer des types tout nouveaux. Il créa toute une suite de figures titaniques, prométhéennes, qui sont autant de merveilles que de problèmes, et que l’humanité ne se lassera pas d’admirer, sans peut-être jamais parvenir à bien les déchiffrer.

La part intime, personnelle et impressive est certainement très grande dans cette peinture à nulle autre pareille. La Delphica

  1. Mai non t’appresento natura ed arte… (Purgatorio, XXXI, 49.)
  2. Le livre était généralement l’attribut plutôt des Évangélistes et des Apôtres ; mais on le voit aussi aux mains des Sibylles. Comparez entre autres les Sibylles de Pinturicchio, dans l’église de Santa-Maria del Popolo.