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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/790

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et le Jérémie, — ces deux prodiges d’inspiration qui frappent aussitôt le spectateur et ne s’effacent plus jamais de son souvenir, — on dirait qu’ils sont sortis des entrailles mêmes de l’artiste ; qu’ils personnifient les « deux âmes dans sa poitrine » : l’Idéal et la Tristesse, une Tristesse qui va jusqu’à la Désespérance !… Mais qui donc voudrait se faire l’interprète convaincu de la Libyca et de l’Ézéchiel, du Daniel et de l’Erythrée, de la Persica et du Joël ? qui même est sûr de les retrouver le lendemain, tels qui les a vus et cru comprendre la veille ? Ces colosses, taillés comme dans le roc, ont par momens la mobilité vaporeuse des nuages : ils changent de contours et d’aspect sous le regard qui les contemple. Tout est inquiétant, angoissant, dans ce monde volcanique qui vous fait l’effet de n’être pas encore parvenu au repos, de gronder sourdement et de menacer éruption. Ces figures sublimes et terribles, elles n’ont pu naître qu’au crépuscule des âges, à l’époque dont parle la Bible, « où il y avait des géans sur la terre, alors que les enfans de Dieu eurent épousé les filles des hommes » ; elles participent autant de la réalité que du rêve, du royaume des vivans autant que de celui des ombres. Dans les vastes régions de l’imagination créatrice vous ne trouvez que bien peu de leurs semblables : le Moïse, le Pensieroso, le vieux Lear de Shakspeare, telle tragédie d’Eschyle, — oserai-je ajouter : telle page de Beethoven ?… Ce nom de Beethoven se présente souvent à l’esprit de quiconque étudie la vie et l’œuvre de Buonarroti…

A la conception courante des siècles passés, Michel-Ange n’a emprunté ici que l’attribut bien connu du livre et du rouleau, mais en le développant d’une façon extraordinaire, en faisant de cet accessoire — simple marque jusque-là et emblème — le motif général et le principe agissant de la composition entière. Il a ouvert tout grand le livre, déroulé tout au long le volumen aux mains de ses Prophètes et Sibylles qu’il nous montre absorbés dans l’étude et la méditation. Daniel tient sur ses genoux un pesant ouvrage, et prend des notes sur une longue tablette à sa droite. Joël parcourt attentivement un vaste traité qu’il déploie de ses deux mains, tandis que la Persica rapproche de ses yeux affaiblis par l’âge un petit opuscule cabalistique. Zacharie compulse un gros codex, en quête probablement d’un texte important ; et ainsi semblent le faire également l’Erythrée, la Libyca et la Cumea avec leurs bouquins formidables. Isaïe a interrompu sa lecture pour suivre une idée que lui a suggérée quelque profond passage du volume auquel il reste accoudé ; tandis qu’emporté par sa fougue, Ezéchiel laisse glisser par terre son manuscrit et harangue un auditoire invisible. Avec son geste extatique et sa page sibylline