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V

A l’industrie du tissage aussi l’on n’a pas ménagé les critiques sur son indolence à suivre les progrès réalisés ailleurs. De tous les textiles, la soie est arrivée la dernière à la fabrication mécanique, et la France en particulier n’a pas mis au début grand enthousiasme à l’adoption du matériel nouveau. Pour juger s’il y a faute, et à qui elle incombe, on doit envisager l’organisation séculaire de ce que nos pères appelaient l’ « art et artifice des draps de soie. »

Le fabricant de Lyon avait ceci de particulier qu’il ne fabriquait rien. Il n’avait ni métiers, ni marchandises, mais exécutait des commandes à ses risques et périls, achetait la soie, la faisait teindre, puis tisser par un canut. Il échappait ainsi aux dangers que court l’industriel : capital englouti dans les immobilisations, production outrée d’une manufacture forcée de marcher sans cesse, sous peine d’être dévorée par des frais généraux constans. Son bénéfice personnel pouvait être modique, ou même nul, si le client d’une part et le façonnier de l’autre l’avaient serré tous deux un peu trop fort ; toutefois il succombait rarement.

Le canut, lui, était un de ces patrons-ouvriers comme il en existe encore des millions dans toute la petite industrie. Il faisait une pièce de soie comme le menuisier fait une armoire ou le cordonnier des bottines. Nous trouvons naturel que ces derniers continuent, dans leur boutique, l’exercice d’une profession, menacée du reste par la concurrence des usines de meubles et de chaussures. Ce qui singularisait le chef d’atelier lyonnais, c’est qu’il représentait l’ancienne forme d’activité manuelle dans une branche — les tissus — où elle a depuis longtemps disparu. Ce manufacturier minuscule passait avec le « fabricant » un contrat à prix débattu, et abandonnait la moitié de ce prix aux « compagnons » qui concouraient à l’accomplissement de la tâche. Possédant souvent plusieurs métiers en marche, cet aristocrate de la classe ouvrière surveillait plus qu’il ne travaillait de ses mains. Il se trouvait prélever ainsi, sur ses collaborateurs, 50 pour 100 de la valeur des façons pour le simple usage du local et de l’outillage peu coûteux qu’il fournissait. Si un patron louait des métiers à ce taux, on considérerait avec raison ses exigences comme intolérables.

Aussi est-ce la misère de cet ouvrier d’ouvrier, et la constitution vicieuse de cette hiérarchie d’intermédiaires qui ont causé les insurrections répétées dont la seconde ville de France