Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/826

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

différens de fils. Les ficelles, ou cordes de semple, sont pour lui les touches d’un gigantesque clavier, qu’il fait mouvoir suivant les indications du dessin, comme l’exécutant d’un morceau traduit en sons les notes gravées sur une page de musique.

À cette différence presque la traduction du dessin est beaucoup plus longue. Chacune de ces bandes de carton, successivement trouées, n’équivalant qu’à un coup de trame sur le métier, il en faut au moins un millier pour une étoffe de robe à petits ornemens, et 2 000 environ pour les décors d’ameublement d’une dimension de vingt centimètres. A mesure que le croquis prend de l’ampleur, le nombre des cartons augmente ; il s’est élevé à 37 000 pour tel façonné exceptionnel, qui avait la taille d’un tableau véritable et dont l’établissement a coûté 10 000 francs. Un pareil chiffre est rare ; ceux de 2 000 et 4 000 francs le sont beaucoup moins, et ces frais doivent se répartir sur un petit nombre de pièces. Si le velours frappé, autrement dit imprimé, vaut 5 francs le mètre, lorsque le velours « de Gênes », dont les fleurs ont jusqu’à trente nuances diverses, vaut 35 francs, c’est que le montage du métier capable de tisser le second exige à lui seul quinze jours de travail.

Ces produits aristocratiques, la gloire de l’industrie lyonnaise, ont naturellement une vente restreinte, mais ils ne sont pas en décadence. Le tissu le plus cher dont j’ai relevé le prix, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, parmi des centaines d’étoffes portées par les princes, les souverains, les privilégiés de sept siècles, est un drap d’or que le roi Louis XIV paya, — en monnaie actuelle, — 414 francs le mètre, pour y couper une robe de chambre, en 1670. L’été dernier on m’a montré à Lyon un lampas fond blanc, orné de fleurs, d’oiseaux et de feuillages en relief, commandé par l’impératrice d’Allemagne qui se proposait d’abord d’en faire un costume et l’utilisera simplement en rideau. Il coûte 600 francs le mètre, et la façon seule vaut plus de 100 francs.

Mais il est aussi des soieries à 1 fr. 50. Elles sont moins belles ; elles font plus d’heureux. Aux moralistes qui jugeraient la soie moins utile que la laine, qui même l’estimeraient assez superflue, il n’y aurait guère de paradoxe à répondre que les choses auxquelles les femmes tiennent le plus sont précisément celles qui ne leur servent à rien.


Vte G. D’AVENEL.