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sentait isolé dans cette combinaison, hésitait à y rester ; il se décida sur le conseil de Berryer. Drouyn de Lhuys fut envoyé ambassadeur à Londres.

En dehors de Falloux, qui poursuivait un objet tout particulier, les deux hommes importans du Cabinet étaient Dufaure et Tocqueville.

Dufaure, digne du premier rang par le talent et par le caractère, ne s’est pas élevé au-dessus du second rang, si ce n’est au barreau. Il y avait dans sa personne comme dans son humeur (je ne parle bien entendu que de l’homme public) quelque chose de bourru, de hargneux, de sournois, qui le rendait impropre à rallier, à grouper, à conduire. On eût dit qu’il éprouvait du contentement à déplaire, à choquer, à piquer, à rebuter. Son esprit souple et mâle, mais dépourvu de connaissances générales, manquait d’horizon et de souffle. Il ne voyait juste et fort que dans un cercle limité, et alors il disait supérieurement, en une langue aussi incisive et aussi ferme que celle de Pascal, avec la chaleur contenue d’une dialectique qui enserrait et broyait et à laquelle l’accent traînant et nasillard de la diction ajoutait une ironie sombre. Il possédait à un degré éminent l’audace de l’avocat qui ose tout dire, non celle de l’homme d’Etat qui ose faire plus encore que dire. Très gênant quand il était contraire, il apportait peu de secours quand il était favorable, parce qu’il ne se donnait jamais sans réserve et à chaque instant était prêt à se dérober. Malgré sa fierté d’indépendance, il n’a su que se laisser emporter à tous les courans. Comme le premier venu, il n’a essayé d’en remonter aucun, non par calcul ou bassesse, mais par irrésolution et débilité de courage moral.

Tocqueville, auquel Benjamin Constant seul peut-être pourrait disputer la gloire de premier penseur politique de notre siècle, avait dans les manières la distinction polie et la grâce, et dans l’esprit la hauteur et l’étendue qui manquaient à Dufaure. Comme il apportait à pénétrer les hommes la même sûreté clairvoyante qu’à dégager le principe des institutions, il était peu facile à l’admiration et encore moins à l’indulgence. Le long ajournement immérité de son ambition lui avait donné d’une manière générale une amertume de misanthropie qui perce dans les rigueurs de ses jugemens sur ceux que les événemens avaient favorisés. Il aimait peu la République, ne croyait pas comme Dufaure à l’excellence et à l’avenir de ses institutions. Il trouvait plus de garanties pour la liberté dans une monarchie constitutionnelle. Cependant il était décidé à défendre l’état légal parce que c’était la carte forcée, et qu’en dehors rien ne lui paraissait ni bon ni mûr. Mais si, pas plus que Dufaure et ses collègues, il