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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/884

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démènent autour de leurs trous de mines, l’Indien continue de vivre lentement, posément, sous ses ranchos recouverts de chaume et dans ses huttes de terre, en forme de pyramides, dont la porte est creusée, selon l’antique coutume, du côté du soleil levant. La douceur de son caractère ne se dément pas plus en face de ses envahisseurs qu’envers ses animaux domestiques. Il est « le maître qu’il voudrait avoir. » J’aimerais certes mieux être le lama d’un Indien que l’Indien d’un habitant de la Bolivie. Le lama sert au transport des fardeaux, mais il ne peut traîner plus de quarante-six kilos. Si on augmente sa charge, il s’agenouille et se couche. On le tuerait sur place, avant qu’il tentât le moindre effort. C’est une bête d’humeur placide et entêtée, armée d’une extraordinaire puissance d’inertie, et pleine de vertus indiennes. Quelquefois la fantaisie le prend de ne point marcher. Sa charge est réglementaire, mais le sommeil le tente, et, indifférent aux exhortations de son conducteur, le bon lama s’étend au milieu du chemin. L’Indien se garde bien de le frapper. Il le prie d’une voix douce, puis, voyant que l’animal se bute, il s’assied à quelques pas de lui, rassemble un tas de petits cailloux et en prend un, qu’il lance dans les oreilles de la bête assoupie. Un instant après, il recommence : les oreilles s’agitent, le lama ouvre les yeux, secoue la tête, réfléchit que la place n’est pas bonne pour dormir, se redresse et se remet en route. Cette comédie dure parfois une demi-heure, mais l’Indien n’est jamais pressé, sauf quand on l’envoie d’un point à un autre, en qualité de courrier.

Nos meilleurs coureurs feraient triste figure auprès de lui, et ses deux jambes en remontreraient à toutes les paires d’échasses des Landes. Il réalise d’incroyables prodiges. A travers ces entassemens de montagnes, qui se ressemblent, et les effrayans déserts, qui se prolongent durant des centaines de lieues, il va d’un pied sûr, sans boussole, jour et nuit, et ne se trompe jamais de route. Son instinct dépasse celui du pigeon voyageur. Vous pouvez lui commander de se rendre en tel endroit qu’il vous plaira. Fixez-lui seulement le point de l’horizon où se trouve la cité, le hameau, le monticule, la hutte. Il part et ne dévie point. Quant à sa vitesse, elle est étonnante. Un de nos compatriotes me racontait qu’étant à trente kilomètres environ d’Oruro, et la municipalité de cette ville lui réclamant des plans et des devis, il chargea un Indien de les lui porter. A peine son messager avait-il tourné les talons, notre ami s’aperçut qu’il avait oublié de glisser sous l’enveloppe une pièce importante. Vite, il se fait seller une mule et s’élance, à bride abattue, sur les traces de l’Indien, qui n’avait guère plus d’une demi-heure d’avance. Il galope, ne le rejoint pas et pense, non sans raison, qu’il a été trompé. Furieux,