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il poursuit sa route, et, quand il arrive aux portes d’Oruro, quelle n’est pas sa stupéfaction d’apercevoir, tranquillement assis sur une pierre, son Indien, les lèvres vertes de coca, et qui mouillait les papiers chiffonnés pour les redresser au soleil. Je pourrais citer dix autres exemples semblables. Les Indiens font aisément leurs vingt kilomètres à l’heure. C’est ce qui explique leurs rassemblemens subits, quand un grave événement les débusque de leurs villages. Par qui le mot d’ordre de la mobilisation a-t-il été donné ? On l’ignore. D’où sortent ces êtres, qui, soudainement, fourmillent à la crête d’une montagne ? On n’y comprend rien. Là où l’on se croyait en plein désert, on se trouve enveloppé d’une multitude. Puis cette foule se disperse, et son évanouissement ne déconcerte pas moins que son apparition.

Lorsqu’il traverse les zones des villages indiens, l’étranger ne doit jamais oublier que les montagnes ont des yeux. Ces yeux, qu’il ne voit pas, le suivent, l’épient. Don Juan risquerait gros jeu à serrer de près les Mathurines quichuas. L’Indien admet à la rigueur qu’on lui vole sa terre ; il n’entend pas qu’on lui prenne sa femme. Il oublierait toute prudence, massacrerait l’audacieux et n’épargnerait point sa complice. Une femme indienne qui aurait eu des complaisances pour un blanc serait dans certains villages mise à mort. Ces coutumes perdent de leur férocité draconienne dans le voisinage des cités ouvrières. Du reste, il est rare qu’une Indienne se rende aux caprices d’un étranger, je veux dire une jeune fille, car pour une femme mariée je ne crois point que le cas se présente. L’épouse indienne, comme son mari, reste profondément attachée à ses devoirs. Sa libre jeunesse la garantit de tout entraînement des sens. Elle n’arrive pas vierge au lit nuptial, mais elle en sort chaste. La femme indienne est réservée et fidèle. Un seul jour dans l’année elle semble se départir de sa dignité, aux grandes fêtes de la fécondation des lamas. On me les a décrites, et j’y ai retrouvé le caractère des solennités génésiques dans les sociétés primitives. Elles se déroulent sous l’azur du ciel, devant la nature, et ne sont pas plus immorales que l’invocation de Lucrèce à Vénus. Mais il me semble que, si nous pouvons encore les comprendre et les admirer sous le voile somptueux de la poésie ancienne, nous ne sommes plus en état de les apprécier comme il convient chez des contemporains, ces contemporains fussent-ils des Peaux-Rouges et eussent-ils pour eux l’éloignement dans l’espace aussi prestigieux que le recul dans les âges. Et puis je n’y ai point assisté. Je n’en dirai donc rien. Le récit qu’on m’en a fait m’a confirmé dans l’opinion que la race incassique offrait de singulières analogies avec les peuples de l’Inde.

Incomparablement plus développée et plus intelligente que les