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Le conquérant prépare des cheveux blancs aux savans futurs.

Mais si les quipus ont été abolis, la langue quichua n’est pas morte avec eux. Parmi les Espagnols venus au Pérou, plusieurs, qui furent des esprits distingués et curieux, l’apprirent, en notèrent les sons, d’une manière souvent insuffisante, à l’aide de leur alphabet, et en établirent la grammaire. Cette langue a les trois genres : masculin, féminin et neutre. Les objets inanimés appartiennent au neutre, comme dans le grec et le latin. Les règles du pluriel sont très complexes : on y retrouve le duel, marqué par la désinence pura. Le signe du pluriel s’omet, quand il s’agit d’abstractions, vices, vertus, dispositions morales. Tous les mots se déclinent et le système de déclinaison est fondé sur les désinences. Le nominatif contor (condor) fait au génitif contorpa, au datif contorpac, à l’accusatif contorta, au vocatif contorya, à l’ablatif contorhuan ou contormanta, suivant la préposition qui le précède. Au pluriel contorcuna, contorcunap, contorcunapac, etc. La langue quichua fourmille d’augmens, qui indiquent l’idée de grossièreté, de grandeur, ou de corpulence ; elle a des diminutifs qui se rapportent à la dimension (mayo), à la tendresse (lla) ; des comparatifs de supériorité, d’infériorité, d’égalité, et toute une gamme de superlatifs.

Parmi les pronoms possessifs, les uns concernent la propriété individuelle, les autres la propriété commune. Et ceci n’a point de quoi surprendre chez un peuple dont la constitution réalisa l’idéal du socialisme le plus avancé. Les utopies de nos communistes n’en sont plus, si on se reporte à l’état des anciens Péruviens. Les Incas avaient devancé nos Guesde, et même il ne me semblerait point inutile que ces derniers connussent cette antique civilisation. Ils y verraient comment on peut organiser un grand peuple sur le modèle d’une étroite communauté, comment on fait d’un vaste empire un immense phalanstère, comment on peut vivre sans monnaie et forcer tous les citoyens à travailler dans l’intérêt général : mais ils y verraient aussi qu’une telle association ne saurait se maintenir que sous une dictature de fer. Les Fils du Soleil, en dépit de leur incontestable mansuétude, furent d’extraordinaires dictateurs, des tyrans de droit divin. Et je ne serais pas éloigné de croire que la manière dont ils avaient résolu la question sociale fût la seule qui permît au communisme de porter ses fruits. Comme cette théorie, pour être mise en pratique, suppose forcément tous les citoyens honnêtes et bons, comme elle supprime l’ambition individuelle et la remplace par le renoncement et le perpétuel sacrifice de soi-même aux intérêts de l’Etat, nos évangiles ne suffisent pas : il faut des lois d’airain. L’homme ne montera jamais à ce haut degré de dévouement et de vertu,