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onze ans ! Mais enfin à quoi songent les administrateurs de Huanchaca ? Je connais dans leur nombre d’excellens pères, des hommes obligeans et qu’un pareil spectacle indignerait, s’ils le voyaient ailleurs que chez eux. Ils ne sont pas, hélas ! entièrement responsables de ces iniquités. Les actionnaires les harcèlent et leur imposent de criminelles exigences. Si l’on remplaçait ces bambins par des hommes, les bénéfices diminueraient. Puis du moment qu’on ne les tuerait plus, on devrait permettre aux parens de les nourrir, et par suite augmenter les salaires.

L’habitude de ne point compter avec la vie des autres finit par imprimer à certains esprits d’étranges déviations. Quelques jours après ma visite de la mine, j’eus l’occasion de confier mon sentiment à un de ceux qui, s’ils le voulaient, modifieraient cet état de choses. Je lui représentai que, dans la plupart des centres miniers, on respectait les lois protectrices de l’enfance ; j’osai attirer son attention sur la funèbre tolérance de Pulacayo. Je ne doutais point que sa générosité ne s’en émût : si les parens étaient nécessiteux ou aveugles au point de se désintéresser de la vie de leurs enfans, il appartenait aux hommes qui les commandaient de leur rappeler leurs devoirs, ou de les mettre à même de les remplir. Il me répondit textuellement : « Mais je vous assure que ces mioches ne sont pas malheureux ! On se porte fort bien dans la mine, et, sans le refroidissement inévitable de la sortie, on y ferait de vieux os. » L’observation ne manquait pas de justesse : si l’atmosphère de la mine était moins chaude et que celle du dehors fût moins fraîche, on goûterait dans ce délicieux pays le climat des bords de la Méditerranée. Mais, comme la Compagnie ne saurait empêcher la bise de souffler à quatre mille mètres d’altitude, ni les enfans qui remontent des galeries d’attraper des fluxions de poitrine, elle pourrait sinon leur en défendre l’accès, ce qui l’appauvrirait, du moins leur en prohiber la sortie. Elle les murerait sous terre, et, puisque la lumière du jour est néfaste à leurs poumons, il leur serait interdit de la revoir. On boucherait les croisemens de galeries, de façon à ce que la température s’y maintînt, d’un bout à l’autre d’une vie humaine, environ à cinquante degrés. Ce système aurait encore ceci d’excellent, que les « mioches », vivant tout nus, ne seraient point obligés de s’acheter des bardes.

Si ces quelques lignes tombaient sous les yeux des intéressés, ils me taxeraient assurément d’exagération romanesque. Ils diraient par exemple que la Compagnie de Huanchaca ne contraint pas les enfans au travail de la mine, et qu’elle a même bâti une école pour les lâches, qui préfèrent vivre dans l’oisiveté. — Sans doute, elle n’arrache pas les nourrissons aux bras de leurs mères,