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mais elle recrute avec tendresse tous les écoliers en rupture de ban. Elle ne craint pas de les amorcer avec l’appât de ses petits sous. — Ils ajouteraient que les tâches qui leur sont distribuées n’ont rien de pénible et qu’on rougirait d’en charger des jeunes gens. — Je serais curieux de savoir si les jeunes gens rougiraient de les accepter, et si le seul fait de rester enfermé dix heures par jour à trois cents mètres sous terre, en proie à la chaleur et aux refroidissemens, n’est pas pour un enfant de dix ans la plus horrible des besognes.

Au surplus, de quoi vais-je me mêler ? Qui songe à se plaindre de la situation des mineritos ? Les administrateurs n’y voient rien d’anormal ; les parens ne protestent pas ; les gamins meurent silencieusement. Je ne dois d’en avoir souffert qu’aux idées de justice sociale que nous respirons dans l’air européen. Je défie un honnête homme de descendre aujourd’hui dans une mine sans un soulèvement de cœur et sans un frisson de révolte. Si j’en crois quelques sages, on aurait tort de s’apitoyer sur la condition des mineurs. Il existe des ouvriers encore plus infortunés. Tant pis pour nous ! Et malheur à l’industrie, dont les progrès reculent chaque jour les limites de la misère et des tortures humaines !

Nous avions regagné l’ascenseur, et en un clin d’œil nous remontâmes au tunnel, avec la désagréable sensation sur notre visage et notre cou de l’eau imprégnée de cuivre, qui pleut dans cette cage. On nous conduisit immédiatement au vestiaire, où nous pûmes nous laver à grande eau et boire quelque cordial.

Quand je me retrouvai, en plein jour, sous un ciel pluvieux, je crus sortir d’un cauchemar. Mais les spectres de bronze entrevus le long des galeries souterraines, l’image des enfans sacrifiés, l’horreur du silence étouffant de la mine, me poursuivaient et m’assombrissaient l’immense panorama des montagnes. Je n’eus plus qu’un désir : celui de me sauver, de fuir loin de ce village dont l’épouvantable tristesse domine le monde. Son carnaval, sa vie journalière, où se détériorent les muscles de l’ouvrier et la conscience du maître, et, tout près du ciel, son cimetière, dont les murs blafards sont la seule gaîté de ces monts chauves, m’emplissaient d’amertume. Je brusquai mon départ, et le lendemain matin, à cinq heures, je quittai Pulacayo, sans esprit de retour.


ANDRE BELLESSORT.