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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/907

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d’organisation militaire. Il nous plaisait de ne rapporter qu’à ce facteur unique la cause de nos désastres, sans même nous rappeler qu’il avait été de notre côté en certaines rencontres. Notre amour-propre national y gagnait quelque consolation, et cela supprimait beaucoup de travail par ailleurs, puisque cette loi du nombre était destinée à l’emporter sur toutes les autres considérations. Et puis, il faut bien l’avouer, elle domine nos civilisations raffinées comme la puissance toujours plus perfectionnée des engins de destruction, parce qu’on veut combattre avec le moins de risques et du plus loin possible ; qu’un grand souci de conservation personnelle rend nos conceptions très prudentes ; et que ces masses superbement armées nous apparaissent comme le meilleur moyen, le plus sûr qu’il y ait d’éloigner la guerre, ou de déconcerter l’ennemi avant d’en venir aux coups.

La prédominance du nombre dans les questions d’organisation militaire se résume aussi simplement que brutalement à obtenir le plus d’hommes possible, sans qu’on se demande assez si ces hommes auront bien la valeur de combattans, et si la presque impossibilité d’approvisionner de semblables masses, de les mouvoir, de les mettre en œuvre, ne risque pas d’en faire des élémens de faiblesse. De la maxime de Napoléon : être le plus fort sur un point donné, on a perdu de vue le correctif nécessaire : à un moment donné ; et, du coup, la vision de l’art de la guerre s’obscurcit étrangement, car son jeu habituel consiste à prévoir la succession des dislocations et des concentrations obligées par les circonstances, tant pour vivre que pour combattre. Et l’on ne voit pas ou l’on ne veut pas voir qu’une fois supprimées ces alternatives de groupement et d’éparpillement, l’on tombe à cette sorte de stratégie barbare dont il semble qu’on penche à s’éprendre, laquelle heurte simplement un mur humain contre une autre muraille d’hommes, s’appliquant à exercer ou à attendre la pesée qui crèvera cet obstacle par une fissure produite en son ciment.

L’on imagine malaisément que nous soyons seulement à deux générations des soldats de la première campagne de France, tant leurs descendans de la deuxième, où vont se clore pour nous les fastes militaires d’un siècle autrement commencé, ont oublié que la valeur d’une troupe se mesurait au dédain des supériorités numériques qu’elle avait en face d’elle. C’est que, à force de capitulations inconscientes, la pleine notion de ce terme de soldat a subi d’étranges atténuations, de démocratiques décadences. La vigueur d’eflorts qu’elle résume, et que peut-être, en d’autres temps, on estimait au-delà de toute proportion, est allée toujours diminuant, de plus en plus graduée sur les impérities de la masse.