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nations voisines, malgré les hommes d’État qui eussent rêvé naguère de soumettre à la domination et à la langue allemandes la France au-dessus de Lyon, à la domination et à la langue italiennes la France au-dessous de Lyon.

Le choix des héros populaires est un fait de grande importance pour la psychologie des peuples. Les héros, en effet, sont tout ensemble des exemplaires typiques de la race et des modèles idéalisés qu’elle se propose. Un Allemand a dit avec vérité qu’une nation de Napoléons n’a jamais pu exister, mais qu’il y eut un moment où le secret désir de chaque Français eût été d’être un Napoléon. Ce Napoléon idéal était d’ailleurs fort loin du personnage historique, — qu’aujourd’hui même, après tant d’études contradictoires, nous ne pouvons nous flatter de bien connaître. Vercingétorix, Charlemagne, saint Louis, Jeanne d’Arc, Vincent de Paul, Bayard, Henri IV, Turenne, Condé, d’Assas, Mirabeau, Napoléon, voilà les grands héros de la France, dont la physionomie, réelle ou imaginaire, est bien connue. Les plus populaires sont Jeanne d’Arc et Napoléon, ce dernier érigé en une personnification de la Révolution française et de la gloire française. L’esprit classique de la France a fait assurément subir à ses grands hommes des transformations qui les rapprochent des héros convenus de la tragédie cornélienne ou racinienne ; mais c’est toujours par le courage et le mépris de la mort, par l’élan irrésistible et l’expansion victorieuse, par la grandeur d’âme et l’esprit chevaleresque, par le dévouement à la patrie ou à l’humanité, par l’amour de la « liberté », des « lumières » et du « progrès » que les héros de France ont séduit les imaginations populaires, simples et spontanées. Ce sont des symboles moins de la réalité historique que de l’idéal présent à l’âme de la nation. Or, on ne saurait nier que cet idéal, pour le caractériser d’un seul mot, soit un idéal de générosité. Aux yeux de certaines nations, être généreux, c’est être « dupe ». Sans doute la générosité doit être éclairée, et les « idées » ne sont des forces qu’à la condition de ne pas être en contradiction avec la réalité. Mais ce n’est pas par trop d’amour et de dévouement pour les idées que les peuples pèchent aujourd’hui ; tout au contraire. Le scepticisme, le prosaïsme utilitaire, la corruption financière, l’étroite politique des partis et des intérêts, la lutte égoïste des classes, voilà les maux qu’il faut partout combattre au nom des idées. Si la France voulait renoncer à son culte de l’idéal, à son génie désintéressé, social et humain, elle perdrait, sans compensation possible, ce qui a toujours fait sa vraie puissance morale. Ne forçons point notre talent.


ALFRED FOUILLEE.