Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentation, il leur semble tout naturel qu’on fasse cercle autour d’eux et que la galerie s’occupe de la comédie qu’ils lui donnent. Ce ne sont pas seulement les intimes qui sont dans la confidence, Boucoiran et Tattet, ou l’ingénieux Buloz attentif aux intérêts de sa Revue, c’est tout le monde. Les commérages vont leur train ; il ne s’agit pas de les arrêter mais de les redresser. Si Planche a menti, on lui fera confesser la vérité. Sainte-Beuve est directeur de conscience. Ce rôle délicat lui revient de droit, attendu que personne n’inspire à George Sand plus d’estime et même de vénération que cet homme « angélique ». Au surplus le moment est d’autant mieux choisi que, vers le même temps et pour son compte, le directeur de conscience tâche à s’insinuer dans les bonnes grâces de la femme de son ami. La curiosité s’entretient et se renouvelle grâce à des publications successives et contradictoires. On applaudit, on siffle, on prend parti. Du temps se passe. Une légende se forme. La légende où s’effacent les traits individuels, où s’estompent les contours de la réalité, c’est bien ce que George Sand se refuse à accepter. Elle est rentrée en possession de ses lettres, ce n’est pas pour les anéantir ; elle ne les garde que pour nous les livrer. Elle en assure la publication avec un luxe de prévoyance. Il faut que nous sachions que tel jour elle pensait ainsi, qu’elle a donné ce conseil, écrit cette phrase. Aussi est-il juste de remarquer que, dans ces divulgations, les plus coupables ne sont ni les éditeurs, ni le public, mais bien les intéressés eux-mêmes. Ils ont pris le contre-pied du mot du sage. « Étale ta vie », c’est leur devise. Ils sont sur un théâtre. Ils sont des acteurs. On a souvent constaté chez les acteurs cette servitude professionnelle qui les empêche, ayant quitté les planches, de reprendre leur personnalité : ils ne peuvent, en rentrant dans l’humanité réelle, dépouiller leur personnage de théâtre. C’est proprement ce qu’on appelle le cabotinage. Je vois bien ce que le mot a de déplaisant ; mais il n’y a qu’un mot qui serve. L’histoire des amans de Venise réunit les deux formes du cabotinage, dont l’une consiste pour l’écrivain à mettre sa vie dans ses livres, et l’autre à transporter dans sa vie les conceptions de la littérature.

On a été très frappé de retrouver dans les lettres de George Sand l’original d’un des passages les plus fameux d’On ne badine pas avec l’amour ! « On aime, dit Perdican à Camille, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » On peut se référer à la lettre de George Sand : les deux textes