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est en outre une des villes les plus curieuses de l’Europe, une des plus riches en œuvres d’art et en souvenirs historiques, une ville qui n’est à la vérité ni italienne, ni provençale, ni même bourguignonne, mais simplement dijonnaise, avec une élégance et un charme tout à fait spéciaux. Ils ne se doutent pas que, derrière le petit arc de triomphe qu’ils voient en passant, dix églises les attendent, uniques en leur genre, Saint-Bénigne, Notre-Dame, harmonieuse et pure comme un temple grec, l’extravagant Saint-Michel, la gentille Sainte-Anne ; que de l’autre côté, à cent pas de la gare, l’ancien portail de la Chartreuse et le Puits de Moïse sont les plus parfaits, les seuls vrais chefs-d’œuvre de la sculpture flamande de la Renaissance ; mais surtout que nulle part autant qu’à Dijon les siècles ne se sont pour ainsi dire juxtaposés l’un à l’autre, laissant toujours à l’ensemble sa vie, son allure, sa physionomie primitives[1].

Encore ces étrangers savent-ils, tout au moins, honorer l’un des mérites de la capitale bourguignonne. Mais parmi les voyageurs français combien, passant par Dijon, ont jamais pris la peine de s’y arrêter ? Ils s’y arrêtaient tous, autrefois. Dijon était la première grande étape, sur la route du Midi ; et il n’y a guère de vieux livres sur l’Italie ou la Suisse qui ne débutent par une description du Palais Ducal. Aujourd’hui on n’a plus le temps. On s’arrête plus loin, à Milan, ou à Gênes, ou à Lausanne : Dijon ne compterait plus, sans le buffet de sa gare. Et combien d’autres villes ont le même destin ! Des innombrables touristes qui, tous les étés, explorent la Belgique, en trouverait-on cinq qui songent, en chemin, à visiter l’église, les vieilles rues, le musée de Saint-Quentin, à connaître Arras, Douai, ces nobles cités endormies, à jeter les yeux sur l’incomparable trésor que sont — qu’étaient, hélas ! avant d’être envahis par les champignons — les peintures, les dessins, et la Tête de Cire du musée de Lille !

Ce n’est pas seulement, d’ailleurs, le temps qui leur manque. Une opinion s’est formée, et sans cesse se répand davantage, suivant laquelle la province française serait désormais dénuée d’intérêt, Paris ayant absorbé toute la vie, toute la pensée, tout l’art de la France. On admet bien que les vieux monumens sont restés en place : les pierres ont encore résisté, jusqu’ici, à la grande poussée de centralisation. Mais on les croit mortes, dans ces villes mortes, et le désir de les voir décroît peu à peu : on a l’impression que tout ce qu’il y a en France de curieux ou de beau se trouvera tôt ou tard rassemblé dans la capitale.

  1. Voyez, sur le Puits de Moïse et les monumens de Dijon, l’étude déjà citée, d’Emile Montégut.