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rêve ; on passe du réel au merveilleux : c’est une fin de monde. Il fait jour encore, mais dans cette lumière blafarde et factice, qui vient des choses, par rayonnement, sous ces nuages pesans aux couleurs d’incendie, les choses sont impalpables comme de grands spectres douloureux, des fantômes qui s’évanouiraient si on tentait de les toucher. — Là-bas, se dresse d’un seul ressaut le cap Nord, noir et nu comme un cadavre décomposé, sinistre et stérile; et voici que de toutes petites barques de pêche, toutes graves, s’en vont bravant l’inconnu droit au nord, solitaires et courageuses, dans le mystérieux de l’au-delà...


Retour à Trondhjem. — Au nord, la région des sunds; au sud la région des fjords : Trondhjem marque la séparation entre la Norvège septentrionale et la Norvège méridionale. Un fjord n’est autre chose qu’une fissure dans la matière terrestre, provoquée par son refroidissement, comblée et râpée par les glaciers avant d’être envahie par la mer. Il y a quelques fjords dans le Nordland, mais ils s’y présentent à l’état isolé et exceptionnel. Ceux du sud, plus nombreux, s’étalent comme les rayons d’une roue sur un vaste demi-cercle qui va de Trondhjem à Christiania, et dont le centre est marqué par l’immense plateau neigeux du Jotun.


Geiranger. — Nous sommes à vingt lieues de l’océan Atlantique et du petit port pêcheur d’Aalesund, au fond d’un des fjords de la côte occidentale, large ici de cent cinquante mètres et bordé de montagnes de quinze cents mètres. A droite et à gauche, le mur de roc, tout droit, d’une seule enlevée verticale et superbe, pénétrant aussi profondément au-dessous du niveau maritime qu’il se dresse majestueusement au-dessus de nos têtes. Dans cet étroit couloir de pierre, creux de trois mille mètres et à demi rempli par l’eau, nous flottons suspendus à mi-hauteur, entre deux infinis, accablés par l’effroi de la masse qui nous domine et le vertige du gouffre qui s’ouvre sous nos pieds. — L’eau pâle et calme reflète toutes choses avec la douceur enveloppante d’un miroir d’argent, et parfois, l’élément liquide semblant évaporé, nous croyons planer dans le vide, et percevoir de nos yeux toutes les profondeurs intimes du fjord avec autant de netteté que nous voyons devant nous son flanc dénudé. Imprégnée d’humidité noire, rongée par mille cascades qui coulent en suintant ou tombent torrentielles dans le vide, l’énorme muraille de montagne