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L’orange vif dans une orange est, il est vrai, signe de proximité, car si vous éloignez beaucoup cette orange, elle ne paraîtra plus si brillante, mais l’orange vif dans le ciel est signe de distance, parce que vous ne pouvez voir un nuage orangé près de vous. Le vert d’un lac suisse est pâle dans les vagues claires, sur le bord, mais intense comme l’émeraude à six milles du bord. Il est absurde d’attendre quelque secours des lois de la perspective aérienne. Il faut observer les effets de la Nature et les reproduire aussi fidèlement et aussi complètement que possible, et ne jamais altérer une couleur parce qu’elle ne paraît pas être à sa place voulue… Pourquoi supposer que la Nature veut que vous sachiez toujours exactement à quelle distance une chose est d’une autre ? Certainement elle entend que vous preniez toujours plaisir à son coloris, mais elle ne désire point que vous mesuriez toujours l’espace. Comment feriez-vous si, chaque fois que vous peignez un soleil couchant, il vous fallait exprimer ses 95 000 000 de milles de distance en perspective aérienne ?


Toutefois n’imaginez pas que cet amoureux de la couleur qu’est Ruskin n’en goûte point les finesses ni les harmonies. Et comme il sait le goût de ses compatriotes pour les teintes criardes, il les avertit rudement de ne s’y point livrer. « Si les couleurs étaient vingt fois plus chères, nous aurions beaucoup plus de bons peintres. Si j’étais chancelier de l’Echiquier, je mettrais une taxe de 20 shillings sur chaque morceau de couleur et cette taxe ferait progresser l’Art beaucoup plus que la fondation d’un grand nombre d’écoles de dessin. » Regardez la Nature ! « Elle est économe de sa couleur. Vous croiriez, à la façon dont elle peint, que ses couleurs lui coûtent quelque chose d’énorme : point du tout ! Elle ne donnera qu’une seule touche, là juste où le pétale se tourne en une lumière, mais au bas, dans la clochette, tout est assombri, et sur le pétale, tout est adouci, même dans la fleur la plus voyante. Parfois la Nature est d’une avarice sordide, intolérable ; ainsi pour la gentiane, elle mesure parcimonieusement l’outremer qu’elle met dans la clochette. » Comme elle, il faut être amoureusement ladre de ses couleurs.


Un prodigue d’outremer ou de vermillon n’aime pas les belles couleurs mieux que le bon coloriste ni même moitié autant. Mais il se permet des excès et alors c’est une loi de la Nature, une loi aussi invariable que celle de la gravitation, qu’il ne pourra y prendre autant de plaisir que s’il en avait usé en moindre quantité. Son œil est surmené et rassasié, — et le bleu et le rouge n’ont plus de vie en eux. Vainement il essaie de les peindre plus bleu et plus rouge : tout bleu est devenu gris et devient gris de plus en plus à mesure qu’il en ajoute ; tout son pourpre devient brun et se fait de plus en plus automnal et fané, à mesure qu’il l’approfondit. Mais le grand peintre, lui, est sévèrement sobre dans son travail. Il aime la couleur vive de tout