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que ne lui avaient jamais donnée les pays exotiques ; il s’est persuadé sans peine que le jardin de Camoëns avait la majesté d’un sanctuaire. Étrange action d’un nom sur un cerveau de poète ! — « Au fait, nous dit-il, avez-vous lu les Lusiades ? Moi non plus, je l’avoue. » Non seulement il n’avait pas lu les Lusiades, il n’avait que des notions assez vagues sur le héros du poème, sur Vasco de Gama, à qui il fait doubler le cap Horn. Mais qu’importe ce détail ? Un nom et un jardin lui avaient pris le cœur, et il a vibré.

Les voyageurs graves ne s’embarquent jamais pour les terres lointaines sans s’y être au préalable savamment préparés. Ils ont lu tout ce qui se peut lire, compulsé les auteurs, dépouillé les documens, dressé la liste des questions à élucider, des problèmes à résoudre. Le voyageur impressionniste prépare, lui aussi, sa promenade, mais tout autrement : il tâche de se représenter les pays qu’il ira voir, et il aura la joie de comparer ses imaginations aux réalités et de se servir des réalités pour se procurer d’autres images et d’autres rêves.


Il fait du miel de toute chose.


C’est ainsi qu’en use M. Seippel. Avant de voir l’Extrême-Orient, il l’avait vu en pensée, et comme il n’a pas l’esprit chagrin, il a eu peu de mécomptes ; les réalités lui ont paru le plus souvent aussi belles ou plus belles que ses songes. Il a décrit amoureusement le jardin des vieux Bouddhas, où il a fait la connaissance d’une gentille petite mousmé et d’un vieux bonze shintoïste. Il a raconté avec autant de charme que de verve son arrivée dans l’île de Ceylan par une pluie battante, la promenade nocturne qu’il fit au clair de l’une dans la jungle qui borde le lac de Kandy, les émotions qu’il ressentit dans cette forêt étrange, encore toute chaude de soleil, où des essaims de lucioles tourbillonnaient en gerbes d’étincelles jusqu’à la cime des arbres, où de confus murmures sortaient des profondeurs, où pullulaient « ces plantes lascives qui sécrètent des venins puissans comme des philtres, et qui, prêtresses de l’amour, ouvrent dans les retraites des bois sacrés leurs corolles impudiques et s’offrent au vent qui passe. » Enveloppé de tièdes effluves, le corps baigné de sueur, il se laissa prendre, enlacer, il s’abandonna aux dangereuses voluptés de la grande et redoutable Maya. Ne sachant plus s’il dormait, s’il veillait, il se mêla au grand tout, il cessa d’exister comme un être à part, il sentit s’évanouir son moi. Heureusement il l’a retrouvé depuis et c’eût été dommage qu’il le perdît à jamais : c’est un moi aimable, gracieux, récréatif avec lequel il doit s’amuser souvent.