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de diamans ; au-delà, c’est la plaine éblouissante, rayée de bandes violettes qui sont des bois. Sur ce pont de glace jeté d’une rive à l’autre, entre les provalitzas dangereuses signalées par de hautes perches, circulent des traîneaux primitifs, chargés de bûches ou de poutres. Nous suivons la piste qu’ils ont tracée ; la hauteur où l’église de Saint-André élève ses fines coupoles argentées, le Podol bas où quelques dômes d’or éclatent dans la brume fluviale sont derrière nous. Longeant ces talus de terre roulante derrière lesquels la ville est cachée, nous passons la revue de dix siècles au trot rapide de nos chevaux.

Au-dessus de cette brèche où vient déboucher le Kreschatik, une statue géante de Vladimir, le saint roi de Kief, le prince à rang d’apôtre, élève et montre à la Russie la croix jadis apportée de Byzance ; elle signale la berge historique où les habitans de la ville, descendus au fleuve, reçurent le baptême ; ils se plongèrent trois fois jusqu’aux épaules au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis les Tartares venaient teindre de sang ces belles eaux baptismales ; l’axe de la puissance russe s’éloignait d’ici ; l’influence polonaise et lithuanienne gagnait jusqu’au Dniepr. Ainsi cette terre gracieuse et triste de la Petite-Russie se nommait d’abord l’Ukraine polonaise ; pour qu’elle devînt l’Ukraine russe, il fallait la plus terrible des guerres, une guerre de religion. Irrités par la propagande uniate que la Pologne soutenait, enflammés par cette orthodoxie dont Kief avait gardé l’étincelle sous ses cendres et dont elle redevenait le foyer, les Cosaques se soulevaient. Longues et sanglantes péripéties, lutte sans pardon ; c’était la pensée européenne et le slavisme aux prises, la foi russe contre la foi romaine, deux cultures ennemies l’une de l’autre, deux mondes incommensurables entre eux, et dont il faut voir l’opposition irréconciliable, d’une part dans les fines chroniques polonaises écrites en vers latins, de l’autre dans les ballades obscènes et naïves des Cosaques. Un siècle entier, ces deux civilisations qui tournent autour de la ville, véritable pivot d’histoire, se disputent l’Ukraine ; et le Turc la vole à la fin, troisième larron. Kief, inébranlablement attachée à la masse nationale dont le Dniepr trace le contour, n’a pas cessé de jouer, sur l’autre rive, son rôle de tête de pont, ni de couvrir par rapport au royaume catholique l’offensive orthodoxe.

Et maintenant, rejets vivaces de la souche plantée ici par Vladimir, des églises nouvelles ont poussé sur les collines ; la cause