Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous faire prendre en horreur le merveilleux et la légende. Certain idéalisme nous dégoûtera de l’idéal ; et nous demanderons qu’on nous ramène à l’opéra-comique de nos grands-pères comme à la source de la vie et de la vérité.

Et le mysticisme aussi n’est pas loin de nous exaspérer. Il y a une idée, entre autres, dont l’application ou le placage dans Kermaria semble particulièrement artificiel et postiche : c’est l’idée de la rédemption. Quel besoin, pour nous intéresser à de pures amours bretonnes, de faire de ces amours et de leur pureté la condition et la voie du salut pour un ermite pécheur et pénitent ? Mais voilà, c’est que l’idée de rédemption est l’une des grandes turlutaines wagnériennes. Comme disait Nietzsche, il y a toujours chez Wagner quelqu’un qui a besoin d’être sauvé. Or Wagner de plus en plus nous possède et nous égare. Le musicien de Kermaria n’est pas de ceux qui wagnérisent avec le moins de fureur. Le second acte de son ouvrage, à la fois plus un et plus long peut-être que le second acte de Tristan, n’est fait que d’un duo d’amour. Mais quel duo ! Debout, puis assis, comme celui de Tristan. Avec nocturne à deux voix et à trois temps, comme celui de Tristan. Avec des mouvemens et des impulsions d’orchestre qui, pour être plus modestes, n’en font pas moins leur petit effet et rappellent en miniature les poussées colossales de Tristan.

En tout cela plus de musique que dans Messidor. Des leitmotive plus définis, plus formels et mieux traités. J’en sais un de trois notes, sur lequel à certain moment se fonde et se bâtit un semblant de finale qui n’est pas tout à fait sans grandeur et sans beauté. Le thème entortillé des amoureux au second acte est d’une musicalité que ne possèdent guère les thèmes de Messidor. C’est un charmant épisode que celui des fileuses ; des quarante ou quarante-cinq minutes que dure le duo, quelques-unes sont agréables ; l’orchestre enfin, aisé, fluide, ne ressemble pas le moins du monde à l’orchestre de M. Bruneau.

Tout de même ce ne sont point-là des œuvres de lumière et de joie. Elles n’augmentent ni ne réparent la vie en nous. Ne dites pas non plus qu’elles ont du « mérite », car le mérite, admirable dans l’ordre de la vertu, ne se conçoit même pas dans le domaine de la beauté. Que si pourtant il semble trop cruel de ne pas tenir compte de l’intention, de la peine, de l’effort enfin, qu’on en tienne compte à tous. C’est peut-être un effort de composer de tels ouvrages ; c’en est un assurément de les entendre et de les raconter.


CAMILLE BELLAIGUE.