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entre les trois frères qui étaient élevés en commun. Il y avait surtout peu de sympathie entre le duc de Bourgogne et le duc de Berry, qui était espiègle et spirituel. « Il y a, rapporte Mme Dunoyer dans ses Lettres galantes[1], une antipathie entre ces deux princes. J’ai ouï dire à M. de Beauvilliers, que cela lui avoit donné beaucoup de peine, et que, lorsqu’ils étoient enfans, il falloit que le duc d’Anjou fût toujours occupé à raccommoder les querelles de ses frères. » Elle raconte même que le duc de Bourgogne, déjà hors d’éducation, se serait oublié un jour jusqu’à donner un soufflet au duc de Berry qui aurait mis l’épée à la main, voulant en tirer vengeance, et que le duc de Noailles aurait dû s’interposer pour arranger l’affaire. Mais l’anecdote est un peu suspecte.

Pour aider cette difficile nature à se vaincre elle-même, Fénelon avait encore recours à un autre procédé où se découvre toute l’ingéniosité de l’éducateur : c’était d’appeler à son aide les défauts mêmes qu’il voulait corriger. Le duc de Bourgogne avait l’esprit très caustique. Il aimait à railler d’une façon cruelle et parfois impitoyable. Il choisissait des plastrons contre lesquels il s’acharnait. C’est ainsi qu’ayant vu une fois à son lever un certain abbé Genest, membre de l’Académie française, qui était affligé d’un énorme nez, il s’amusait à faire partout la caricature de ce nez sur des feuilles de papier, sur des cahiers de devoirs, et jusque sur la buée des glaces quand il était en carrosse. Fénelon eut l’art de l’accoutumer à se prendre lui-même pour objet de raillerie. De là ce portrait si connu du fantasque : « Qu’est-il donc arrivé de funeste à Melanthe? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait : tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc? C’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain : ce matin, on est honteux pour lui. Il faut le cacher. En se levant le pli d’un chausson lui aura déplu ; toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. » Le portrait continue ainsi plusieurs pages, non pas seulement spirituel, mais sarcastique et parfois assez dur, pour se terminer par ce trait : « Attendez un moment, voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde; on l’aime; il aime aussi ; il flatte ; il insinue ; il ensorcelle tous ceux qui ne pouvaient plus le souffrir ; il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se contrefait, et vous croiriez que c’est lui-même dans des

  1. Lettres galantes, t. I, p. 272.