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Lamennais se montre quelquefois d’une clairvoyance inattendue dont il faut tenir compte quand on parle de lui.

Catholicisme scientifique, catholicisme libéral, catholicisme démocratique avec vagues tendances socialistes, séparation des Églises d’avec l’État, suppression du budget des cultes, tel était donc le programme que Lamennais expliquait éloquemment avec ses amis dans le journal l’Avenir, du 16 octobre 1830 au 10 octobre 1831. M. Spuller remarque avec raison que Lamennais a presque inventé et a défini mieux qu’un autre, successivement, toutes les formes du catholicisme au XIXe siècle : c’est à savoir le catholicisme ultramontain, le catholicisme libéral et le catholicisme socialiste. Je ferai remarquer de plus que tout son programme de 1830 n’était qu’un développement imprévu de lui-même, mais assez logique, de sa pensée première. On ne change jamais, parce que les premiers principes d’un homme sont des tours non seulement de son esprit, mais de son tempérament; seulement on se développe, logiquement encore, naturellement encore, dans un sens ou dans un autre, selon la poussée des circonstances et la pression des obstacles. Il y avait du Lamennais de 1830 dans le Lamennais de 1815, et beaucoup. S’il est libéral en 1830, c’est qu’il a toujours tenu en méfiance l’État, le pouvoir temporel, le gouvernement civil; sur ceci aucun doute. S’il est démocrate, c’est qu’il a toujours vu dans l’Église une protectrice naturelle des humbles contre les forts : ce qui s’agitait sourdement dans son esprit en 1820, c’était une théocratie démocratique. S’il est socialiste, c’est qu’il a toujours été ennemi des pouvoirs temporels, qu’ils fussent monarchies, despotisme ou aristocratie, et qu’il ne lui est pas difficile de voir qu’un nouveau pouvoir temporel, qui tout à l’heure sera le seul, comme il est toujours le seul dans les démocraties, s’élève avec une effrayante rapidité, le pouvoir de l’argent, et c’est cette aristocratie naissante, cette aristocratie de l’avenir qu’il voudrait étouffer avant qu’elle ne se développât, sans, du reste, en bien voir ni bien en chercher les moyens.

Il n’y a pas jusqu’à sa théorie du consentement universel qui tout à l’heure ne doive reparaître transformée et agrandie, mais la même au fond. D’abord elle est la racine même de la doctrine démocratique; elle est la raison des préférences de Lamennais pour le suffrage universel ; ensuite elle va devenir, d’une façon assez vague, il est vrai, quelque chose d’analogue au culte de l’humanité chez Auguste Comte : « Le droit que possède chaque