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pouvait être représentée par une ellipse ; dans l’un des foyers on voyait saint Pierre et dans l’autre Charlemagne… » Or il est dans les propriétés de l’ellipse qu’un point ne puisse s’approcher d’un foyer sans s’éloigner également de l’autre ; si saint Pierre attire, Charlemagne est dépossédé. C’est ce que faisaient bien voir l’histoire déjà longue de la papauté et l’histoire commençante du patriarcat ; et c’est la raison pour laquelle l’empereur Pierre, changeant l’ellipse byzantine dans le cercle orthodoxe, amena tout l’État russe à graviter autour d’un centre commun.

L’Occident a vu le phénomène inverse, un des foyers s’éloignant de l’autre jusqu’à l’infini. La séparation consommée du pouvoir temporel avec le spirituel est ici un résultat systématique de l’histoire, l’effet d’une longue vie politique et le dernier terme d’une évolution philosophique aboutissant à une conception positive de l’État. Au contraire la connexion, ou, si l’on veut, la confusion des mêmes pouvoirs, convient à cette phase d’enfance et de croissance que traverse encore le corps russe ; l’orthodoxie joue dans la conscience de ce jeune peuple le rôle que la religion joue jusqu’aujourd’hui chez nous dans l’éducation de l’adolescent.

Nous autres, êtres cérébraux, nous serions volontiers portés à ne juger que dans son opposition avec l’intelligence ce principe d’orthodoxie qui meut le corps entier. Mais il faut voir cette force unique s’étendre sur l’Europe et l’Asie ; il faut la voir accompagner partout la vie, car les garde-frontières emmènent avec eux dans la steppe des églises roulantes ; la précéder même, car le premier wagon, plus indispensable encore que le tender, lancé sur la voie transsibérienne, aura été un wagon-église ; enfin l’envelopper sans cesse de ses formes souples, car un régiment ne peut recevoir un étendard nouveau, célébrer un anniversaire, changer de garnison, sans que le prêtre bénisse ce signe, consacre cette mémoire ou mette ces soldats en chemin. Et surtout il faut songer à ces êtres sans nombre qu’elle élève avec peine jusqu’à l’étiage moyen de la pensée russe, jusqu’au niveau orthodoxe, le moujik d’abord, encore plongé dans les ténèbres, puis tous ceux du Nord, Samoyèdes de la Nouvelle-Zemble, Ostiaks de l’Obi, Vogouls de l’Oural, Toungounzes de l’Amour portant sur leurs habits de peau de poisson la croix, signe de nationalité. Peut-être la Russie, par le jeu de sa propre vie, éliminera-t-elle un jour ces élémens inférieurs ; mais tenter de les assimiler était un primordial devoir auquel elle n’aura point failli.