êtes général d’une armée que vous deviez prendre tous les trésors ou toute la terre qu’elle conquiert. » Ce qui est illégitime, ce n’est pas le salaire dû au patron en raison de son travail intellectuel et de son labeur moral ; c’est le revenu excessif donné à ce patron ou à ce capitaliste en raison seulement de son capital, c’est ce que l’Eglise a dénoncé comme « l’exécrable fécondité de l’argent. » Ce n’est pas la richesse, c’est la trop grande richesse condamnée par les Saints quand ils ont parlé κατὰ τοὺς πλεονέκτας.
Mais qu’est-ce à dire « trop grande richesse »? Voilà bien une formule scientifique ! s’exclamera un économiste. Comment ce qui est juste jusqu’à un certain chiffre devient-il injuste au-dessus de ce chiffre — et quel chiffre fixerez-vous ? Par quel miracle ce qui est légitime entre les mains d’un ouvrier qui a économisé quelques années de salaire devient-il illégitime entre celles de son petit-fils dont la fortune, grossie par des intérêts successifs, atteint plusieurs millions? Ce qui est le droit pour une opération financière reste le droit pour cette opération, quel que soit le nombre de zéros que vous lui ajoutiez. — Eh! oui, mathématiquement c’est vrai, mais humainement et socialement parlant, cela peut l’être infiniment moins. Il y a dans les équations humaines, à l’encontre des équations algébriques, certains élémens moraux qui faussent tous les calculs, certaines vérités qui, poussées à un certain point deviennent des erreurs et certaines justices qui, poussées jusqu’à un certain degré, deviennent des injustices : summum jus, summa injuria. En théorie, le gros capital légitimement acquis demeure d’un emploi légitime. En fait, il ruine par son seul jeu et écrase par son seul poids les petites industries rivales en train de se fonder à son côté. « L’argent est exactement maintenant ce qu’étaient les promontoires des montagnes sur les chemins publics d’autrefois. Les barons combattaient loyalement pour les conquérir : le plus fort et le plus adroit les conquéraient. Alors ils les fortifiaient et forçaient chaque passant à payer un droit. Or le capital est exactement maintenant ce qu’étaient alors les rochers. Les gens combattent loyalement (du moins nous l’admettons, bien que ce soit plus que l’impartialité ne le commande) pour avoir de l’argent. Mais une fois qu’ils l’ont acquis, le millionnaire fortifié peut forcer chaque passant à payer un tribut à son million et il bâtit une autre tour de son château d’argent. Et je peux vous dire que les passans pauvres