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nouveau maître, dans la solitude d’un musée, lui aura dit quelque chose... S’il s’arrête en route, faute de ressources, il se rappellera les pèlerinages tant de fois recommencés des artistes pauvres du temps du Poussin, partant pour Rome, s’arrêtant à Lyon et à Avignon, payant chaque étape d’un tableau, tendant vainement les bras vers la Ville Eternelle... y arrivant enfin, mieux préparés à sentir son éternité par une longue attente, et à goûter ses joies par un long désir. Il n’est pas besoin, pour jouir de la vie esthétique, qu’il voie tous les beaux pays : qu’il prenne garde seulement à tout ce qui est beau, dans le pays qu’il voit! S’il voit une femme belle, il admirera sa beauté; si elle est laide, il admirera son sourire : si elle ne sourit pas, il songera à sa gravité ou à sa noblesse. S’il ne reste qu’une note à son clavecin, le ruskinien aimera cette note. Si le pays où il habite n’a qu’une rivière, — comme le Seeland — il aimera cette rivière ; si sa fenêtre est si petite que, la nuit, il ne voie qu’une étoile, il admirera cette étoile, et à force de guetter la Beauté qui est en tout, il se fera du bonheur avec les miettes de ce festin où d’autres, saturés, boivent à longs traits l’ennui.

Comme on ne saurait admirer ce qui est au-dessous de soi, il aimera que beaucoup de choses et beaucoup de gens soient au-dessus de lui. Par là, il transformera encore en bonheur ce dont d’autres se font d’obscurs motifs de chagrin et d’envie. A pied, il aimera que de beaux équipages passent sur les routes : car ils sont un spectacle pour lui et il n’en est pas un pour eux. Dans une ville, il habitera non un palais, mais une modeste maison en face d’un palais, afin d’en admirer plus à loisir les belles architectures. C’est du bout des tables qu’on voit le mieux l’ensemble des toilettes et des fleurs. C’est de la foule sans nom qu’on saisit le mieux l’effet d’un cortège. Il obéira à son roi s’il a un roi, aux anciens de sa famille, si elle a des anciens, aux lois de son pays si son pays à des lois; mais il saura se rendre libre de lui-même et, étant libre de soi, il connaîtra, malgré toute sa soumission, les joies profondes de la liberté. Il ne doutera d’aucune grandeur, d’aucune honnêteté, d’aucun talent. Il ne doutera que du mal. Il ne sera sceptique qu’en un point : la prétendue douceur de l’oreiller du scepticisme à reposer une « teste bien faicte. » Sans naissance, il se félicitera qu’il y ait une aristocratie et plus encore de n’en être pas, car, ne l’apercevant que de loin, il pourra l’admirer d’autant mieux et la respecter davantage. Il