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côté d’entente et d’alliance. Gœthe et Schiller, qui sont alors les deux premiers écrivains de leur pays, semblent avoir réuni leurs forces pour en devenir les plus redoutables. Les « Dioscures » n’ont pas l’air, à ce moment, de fils de Jupiter s’entr’aidant pour quelque noble conquête, mais bien de simples fils des hommes, très habiles, qui s’associent pour une fructueuse entreprise dont ils poursuivent les communs bénéfices aux dépens des voisins plus chétifs ou moins adroits. Aussi a-t-on pu arguer, avec une apparence de raison, qu’il n’y eut jamais entre eux de véritable intimité ; que l’égoïsme congénital de Gœthe, qui l’avait écarté de l’amour dévoué, lui interdisait aussi l’amitié désintéressée et pure ; que Schiller réserva toute sa tendresse pour son ami Kœrner ; que leur commerce fut exclusivement intellectuel et n’engagea jamais leur cœur. Mais il suffit de lire leur belle correspondance — qu’un de leurs détracteurs a le triste courage de qualifier d’ « échange de dépêches esthético-littéraires » — pour en juger plus justement. Peut-être bien qu’à l’origine, au moment des Heures ou encore des Xénies, il y eut une part de calcul dans leur alliance ; peut-être qu’ils pesèrent l’un et l’autre les avantages pratiques qu’ils retireraient d’une entente et d’une action commune ; peut-être que des considérations d’intérêt ou d’ambition mirent à l’un la plume à la main pour demander l’appui de l’autre, et dictèrent la prudente réponse de celui-ci. Mais ces basses pensées ne tardèrent pas à s’atténuer dans leur belle union, puis à en disparaître, et leur amitié se développa noblement, nourrie et renouvelée par les loyaux services que se rendirent leurs intelligences. Sans doute, entre de tels hommes, l’amitié conserva un certain caractère, qui devait la rendre incompréhensible au vulgaire : elle manqua de cette familiarité avec laquelle beaucoup de gens la confondent volontiers ; jusqu’à la fin, elle garda une tenue un peu sévère, avec des nuances de respect de la part de Schiller, de bienveillance de la part de Gœthe. Elle n’en fut pour cela ni moins sincère, ni moins chaleureuse. Ils s’ouvrirent l’un à l’autre aussi complètement que peuvent s’ouvrir deux âmes étrangères, dont chacune est grande à sa manière, riche de trésors qu’elle pourrait détenir. Ces trésors, ils se réjouissent de s’en faire largesse. Chacun se hâte de livrer à l’autre l’idée nouvelle dont il vient de s’enrichir. Ils se communiquent tout ce qu’ils savent, tous leurs secrets d’art, toutes leurs ressources, si bien que leur travail personnel n’est presque plus désormais