« Eh bien, dit-il, en attendant que nous voyions tout cela de nos yeux, nous regardons cette formule comme une allégorie, qui nous offre une leçon pour notre usage immédiat. Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car, à proprement parler, je dépends de toi seule et je te suis, comme le B vient à la suite de l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, pour cette fois, me dérobe à toi en quelque sorte. Maintenant, pour que tu ne disparaisses pas dans le vague, il est juste que l’on te procure un D, et, sans aucun doute, c’est la petite demoiselle Ottilie, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps. »
La prédiction s’accomplit, à cela près toutefois que les affinités se distribuent autrement. Ce sont le A et le C, Charlotte et le capitaine, le B et le D, Edouard et Ottilie, qui se rapprochent. Et le roman, selon l’explication chimique du capitaine, nous dira comment, à travers quels décors, quelles angoisses, quelles joies, quelles souffrances, ces quatre « substances »… « se cherchent l’une l’autre, s’attirent, se saisissent, se détruisent, se divisent, puis de la plus intime union passent à une forme nouvelle, rajeunie, inattendue. »
Est-il nécessaire de souligner la hardiesse morale de ce thème ? Par le fait de l’image en laquelle Gœthe a traduit sa pensée et qui préside à tous les développemens du livre, la passion se trouve identifiée à une force de la nature, aveugle, irrésistible, en sorte que la « psychologie » va se fondre en une sorte de dynamisme qui n’était point encore à la mode en 1807 ; ses jeux ne sont plus qu’un phénomène, curieux à observer ; les personnages sont aussi inconsciens, aussi passifs contre cette force mystérieuse que le gaz ou les liquides qui s’agitent dans un creuset. Qu’en advient-il du libre arbitre, que Kant avait si bien défendu dans les œuvres dont Tieftrunck achevait justement de publier la première édition complète en cette même année 1807, du libre arbitre auquel on tenait fort à Weimar ? Aussi y eut-il des protestations violentes : « Comment peut-on faire une tragédie avec de telles créatures ! s’écria l’honnête Rehberg dans la Gazette générale de la littérature, de Halle. O divin Sophocle ! O saints Shakspeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par la peinture des luttes de la passion et de l’idéal ! Est-ce que l’auteur de Werther et d’Iphigénie a voulu se moquer ici de son public ou de lui-même ? » On peut bien penser que, depuis près de quatre-vingt-dix ans, la critique a repris ce thème un certain