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par les soucis matériels, que l’amour, plus libre en ses démarches et plus riche de nuances, est plus intéressant à étudier. — Admettons-le : cela entraîne-t-il forcément toutes ces respectueuses descriptions des détails de la vie élégante, de cette vie où d’ailleurs, ont su parfois se rendre éminens des gens qui, dans le fond de leur âme, n’étaient que des goujats? Quand les écrivains de jadis voulaient étudier « l’amour en liberté » et tel qu’il se comporte chez des personnes dont il est la seule occupation, ils faisaient de leurs personnages des bergers et des nymphes, comme dans l’Astrée, ou des rois et des princesses, comme dans les tragédies. La vie pastorale ou royale était pour eux « une transposition littéraire de la vie mondaine » (la formule est de M. Gustave Lanson). Ils eussent dédaigné de se pâmer sur les raffinemens de la haute vie. — C’est que ces raffinemens existaient peu alors. — A la bonne heure. Ils sont donc, en réalité, chose bourgeoise plus qu’ « aristocratique » ; et, que les La Fayette et les Sévigné aient pu si bien s’en passer, cela montre assez ce qu’ils valent.

Mais, au surplus, je ne suis pas sûr que ce soient en effet vos hommes et vos femmes du monde qui offrent à l’observateur les plus beaux cas passionnels et sentimentaux ; ni que le plus haut degré de culture et de complexité de ce que vous appelez « la plante humaine », ait pour conditions l’oisiveté, la richesse et l’anglomanie. La vie mondaine n’est guère moins absorbante, par la minutie de ses rites, que la vie des gens qui ont à gagner leur pain, et est peut-être encore plus propre à effacer ou à atténuer, chez les individus, les traits originaux. Ajoutez qu’elle semble assez peu favorable à l’élargissement du cœur et de la pensée. On ne voit pas bien que certaines habitudes de confort et de luxe, les divertissemens chers, un soin particulier du vêtement, la chère exquise, l’hydrothérapie prétentieuse, l’exclusive fréquentation d’un petit nombre de gens asservis aux mêmes observances et condamnés à la recherche des mêmes plaisirs convenus, cette vie, enfin, de sensualité chétive et de mesquines servitudes volontaires se doive traduire nécessairement, ou même communément, soit par plus d’intensité ou de délicatesse dans les passions de l’amour, soit par plus d’intelligence ou plus de noblesse d’âme. Ce monde-là m’apparaîtrait plutôt, sauf exceptions, comme incapable à la fois des violentes passions des primitifs, et des générosités ou des complications des hommes très intelligens, lesquels appartiennent surtout aux classes moyennes. Il est peu d’hommes que je sois moins porté à considérer comme mes frères que les « gens du monde. » Qu’on les peigne à l’occasion, et à leur rang, nous le voulons bien ; mais que,