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protégées par le guet contre les outrages de la populace,..

Cette Mme de Flavacourt, qui manie si librement et si imprudemment la torche sur le vieux monde monarchique, aura peut-être un meilleur destin. Elle se tirera des chausse-trapes du tribunal révolutionnaire. Mais combien d’autres de ces petites têtes frisottées et poudrées rouleront dans le panier de Sanson! A combien, le nœud délicat qui sertit le cou marque-t-il par avance la place où tombera le fil tranchant de la guillotine ! Devant la Du Barry de Drouais, l’historien est obligé de nous murmurer sa fin atroce, sous le « rasoir national », et de nous répéter le cri de ce cannibale perdu dans la foule lorsqu’elle passait : « Je n’ai jamais tant ri qu’aujourd’hui en voyant les grimaces que cette belle faisait pour mourir!... » Devant la Sophie Arnould, de Le Clercq, il faut qu’il nous dise la misère noire de cette femme toute rose, l’abandon, la détresse, l’agonie faute d’argent pour payer le pharmacien. Devant cette Mme Mayer, la bienfaitrice de Prud’hon, que le peintre a représentée debout en face de sa psyché, s’ajustant des boucles d’oreilles, l’historien doit nous conter plus que la mort, — le suicide...

Le peintre, lui, ne sait rien et ne nous dit rien de tout cela. Il saisit la vie de ses modèles à sa fleur et l’arrête. Elles gardent chez lui pour des siècles le reflet d’une minute heureuse. C’est, si l’on veut, l’infériorité du peintre vis-à-vis de l’écrivain, et, si l’on veut, son avantage. Car tandis qu’il nous donne une image moins complète d’un personnage dans le temps, il nous la donne plus complète dans l’espace, Il nous montre d’un seul coup, d’une seule vision, la physionomie que l’écrivain est obligé de détailler, trait après trait, pour la faire voir. « Elle avait le front comme ceci, nous dit l’historien et la bouche comme cela... Elle se promenait dans un parc aux ombrages de telle couleur... Sa toilette se composait de tels atours... des nuages jetaient sur elle telle ombre; ici une ride annonçait la préoccupation constante, et là une fossette annonçait une passagère gaieté... » Le peintre présente à la fois tous les traits, tous les accessoires, tout le mélange des impressions d’une femme, dans tout son milieu et dans un moment donné. Il ne peut nous la peindre successivement dans tous les temps, mais il nous la peint tout entière en un temps voulu, — ce que ne peut faire l’écrivain. — C’est le sens du mot si riche et si exact de Delacroix : « Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. »