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que l’instruction indispensable à qui veut cultiver bien sa terre et en accroître le rendement. Il possède quelques manuels, qu’il a lus et relus, où il a laissé à chaque page la marque de son énorme pouce. Mais il n’est pas l’esclave de ses livres ; il s’en est servi pour se créer sa petite agriculture personnelle ; il a ses procédés particuliers, dont on se moqua d’abord et que plus tard on tâcha d’imiter. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit annonce un esprit qui cherche son chemin, et qui est sûr de le trouver. On dit encore de lui : « C’est un original, mais laissez-le faire, il en sait plus long que nous. » Affranchi de toute superstition, de tout préjugé, il méprise les vieux almanachs ; il ne prend conseil que de lui-même, et c’est en lui qu’il cherche ce qu’il désire trouver. Ceux qui disent : « c’est un original ! » n’auraient garde de dire : « c’est un fou ! » Sans avoir étudié la médecine aliéniste, ils ont le sentiment confus que le génie est la liberté, que la folie est la plus horrible des servitudes.

Ce qui étonne aussi, c’est la promptitude de son jugement, la rapidité de sa pensée. Son esprit court d’une idée à l’autre, en supprimant les intermédiaires ; il a du goût pour les voies abrégées et résout des problèmes en se jouant. Il se conduit moins par raisonnement que par instinct, et il n’a pas besoin de savoir, il devine. Il bâtit ses petits systèmes comme l’oiseau fait son nid ; souvent il ne pourrait vous expliquer ses raisons, il ne les connaîtra lui-même que plus tard. Mais regardez-y de près, et vous reconnaîtrez que le secret instinct qui le pousse et le guide est un instinct acquis, que ses divinations ont été préparées de loin, qu’il a beaucoup réfléchi, beaucoup observé, qu’il a vu beaucoup de choses que les autres regardaient sans les voir. Laplace disait « que les découvertes consistent en des rapprochemens d’idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusqu’alors. » Ce villageois génial a contracté de bonne heure l’habitude de comparer et de rapprocher les idées. Il possède le don de l’attention concentrée et intense, et il dit lui-même que s’il est moins sot que ses voisins, c’est qu’il est attentif et patient. Il ne se doute pas cependant que Buffon a défini le génie une longue patience.

Je dois convenir qu’il commet dix fois par jour le péché d’orgueil. Et cependant si fier qu’il soit de la supériorité de son intelligence, et quoique ses inspirations, ses idées lui semblent toujours bonnes, il se réserve le bénéfice d’inventaire ; il les examine, les discute, les épluche, les tourne et les retourne, les passe par l’étamine. « Attention ! se dit-il ; je me blousais. » Et il n’aime pas à se blouser. Vous voyez qu’il se juge, qu’il sépare son ivraie de son grain, et c’est encore par