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là que sa génialité ressemble au génie. « Le génie, a dit M. Richet dans la préface qu’il a écrite pour la traduction française du livre de M. Lombroso, le génie est l’union de l’esprit inventif et de l’esprit critique. »

Mais laissons là notre homme génial, qui ne sera jamais que le coq d’un village. Ne pensons plus qu’au vrai génie. Prenons-le dans ses beaux jours, lorsqu’il est encore lui-même et avant qu’il se soit ressenti de la fatale usure de la vie : qu’il peigne ou qu’il bâtisse, qu’il soit sculpteur ou poète, qu’il compose des symphonies, des épopées ou des drames, qu’il travaille à la destinée d’un grand peuple ou qu’il conduise des armées en campagne, autant que l’étendue de sa pensée et la grandeur de ses conceptions, vous admirerez la justesse de son coup d’œil, l’étroite liaison de toutes les parties de son œuvre, l’harmonieuse complexité de ses desseins et ses procédés aussi simples que savans, une profonde sagesse qui, ennemie des marottes, amoureuse du réel et du possible, leur sacrifie toutes les chimères, le rythme d’une volonté toujours réglée et toujours égale à elle-même, les obéissances d’une imagination puissante, qui consent à se laisser gouverner par une souveraine et impassible raison.

« Ce sont, vous dis-je, des dégénérés, nous crie de Turin M. Lombroso, et soyez sûrs que beaucoup d’entre eux ont des oreilles à anse, le champ visuel asymétrique, une écriture d’épileptique ou d’aliéné. » Il ne tiendrait qu’à nous de nous imaginer qu’il s’amuse, qu’il met notre badauderie à l’épreuve. Ce serait lui faire injure. Je crois à son sérieux autant que je doute de l’infaillibilité de ses méthodes. A-t-il ses heures de résipiscence ? lui vient-il parfois des inquiétudes, des remords ? Il n’est rien de tel que les gens à thèses pour se griser de leur vin. Mais que sait-on ? Dans son chapitre sur les Mattoïdes, il a fait assez durement le procès à un docte professeur, qui a du goût pour les énormités et soutient que l’eau de mer doit sa vertu médicale aux expirations des poissons. — « Et cependant ses ouvrages, ajoute-t-il, contiennent des choses très belles et sont arrivés à la seconde édition ; aucun de ses collègues ne l’a jamais soupçonné de folie. Dans quelle classe le placerons-nous ? Certainement à un rang intermédiaire entre le fou, l’homme de génie et le graphomane ; avec ce dernier il a de commun la stérilité du but, la recherche calme et tenace des paradoxes. » M. Lombroso est un imprudent : ne craint-il pas que tel de ses lecteurs ne le soupçonne d’avoir fait un retour sur lui-même et de s’être donné les verges sur le dos de son prochain ?


G. VALBERT.