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épousera le secrétaire, un petit jeune homme aux dents de loup.

Quant à Chambard et à Jeanne, ils ont une très jolie et très subtile scène, où ils font semblant de s’aimer quoiqu’ils se désirent à peine ; où chacun d’eux sent l’artifice de l’autre ; où toutefois ils se prennent à demi à leur propre jeu et le prolongent avec une demi-sincérité et un commencement d’excitation sensuelle que continue de tempérer une demi-connaissance de leurs réels sentimens. Et, sans y tenir, ces deux demi-amoureux se donnent rendez-vous pour la nuit prochaine ; et Jeanne, au moment de sortir, envoie un baiser à Chambard, tout en l’appelant « comédien » ; et le geste et le mot, contradictoires, mais également sincères, résument à merveille tout le dialogue. Incapable de choisir entre deux femmes, Chambard l’est aussi de choisir entre deux opinions : et c’est cela même qui l’a fait rapidement réussir dans la politique. — Même veulerie chez Livaray, secoué seulement, vers la fin, par ce conseiller d’énergie qui a nom « besoin d’argent ». Livaray a surpris sa femme avec Chambard et est sorti en faisant claquer la porte. Depuis, chacun des deux hommes attend vainement les témoins de l’autre. Mais une crise ministérielle fait Chambard sous-secrétaire d’État. Cela décide Livaray à l’aller trouver : car l’honnête banquier vient d’être éprouvé par un krach, et il aurait bien besoin de la concession de certain chemin de fer africain. Très digne, il dit à Chambard : « Pouvez-vous, monsieur, me jurer sur l’honneur que je suis arrivé l’autre jour à temps et que vous n’avez pas été l’amant de ma femme ? — Sur mon honneur, je le jure. — C’est tout ce que je voulais. Votre main, cher ami. — Comment donc ! » Et ils se mettent à causer de leurs petites affaires.

Tout cela est très bien. Je ne vois que deux objections, et encore je ne tiens qu’à la seconde.

On a dit que, le théâtre vivant d’action et exigeant, par suite, que les principaux personnages, au moins, d’une comédie ou d’un drame soient agissans et sachent ce qu’ils veulent, les dégénérés de M. Provins semblent mal faits pour le théâtre. Ce sont continuels et menus reviremens, des sautes de désir ou de caprice, des volontés aussi courtes que celles des singes, des piétinemens sans fin. On ne sait jamais où vont ces gens-là, pas plus qu’ils ne le savent eux-mêmes. Et de là, dit-on, une gêne, — dont, pour ma part, je n’ai pas trop souffert.

Ce que j’ai mieux senti, c’est la monotonie. Tous ces dégénérés se ressemblent, et, en outre, voilà vraiment bien des dégénérés rassemblés dans un même lieu. Cette réunion sans mélange a quelque chose de trop artificiel. Puis, on est, si je puis dire, trop certain de leur