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figurer les partisans des anciens comme des pédans, esclaves des traditions, qui ne détachent pas les yeux du passé, et les autres comme des amis du progrès, toujours tournés vers l’avenir. Pour beaucoup d’entre eux, on se trompe. Personne ne déteste autant le pédantisme que La Bruyère, personne n’aime plus l’originalité et la nouveauté. C’est au point que même cette langue admirable de Bossuet, si large, si ample, si majestueuse, ne le contente pas entièrement. Il songe à la rendre plus souple, plus vive, plus propre à la réplique et à l’escarmouche, à y mettre plus de figures et plus de traits. C’est le sens de cette pensée célèbre où, après avoir indiqué les progrès que le style a faits depuis vingt ans, il conclut en disant « qu’on a mis dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable, et que cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit ». Ce qu’il disait, il a voulu le faire. Le souci d’affiner et d’animer le style est visible, chez lui presque à chaque page. On a eu raison de dire que ce dernier représentant du XVIIe siècle prévoit et annonce le XVIIIe, et qu’il a voulu lui préparer l’instrument dont il s’est servi pour ses luttes. Et pourtant, tout ami qu’il était de la nouveauté et du progrès, il s’est rangé résolument dans le parti des anciens ; il faisait campagne à côté de Boileau contre Perrault et ses amis. C’est lui qui a comparé ceux qui nourris de l’antiquité s’élèvent contre elle et la maltraitent « à ces enfans drus et forts d’un bon lait qu’ils ont sucé, qui battent leur nourrice. »

On comprend qu’un homme qui avait pris une attitude si décidée dans des luttes qui passionnaient tout le monde, et qui s’était fait tant d’ennemis, ne soit pas arrivé sans peine à l’Académie. Il s’y présenta d’abord sans succès, et peut-être plusieurs fois de suite[1] ; enfin, en 1693, deux places étant venues à vaquer, il fut nommé avec l’abbé Mignon, neveu de Pontchartrain. L’élection de Bignon, qui n’avait presque rien écrit, sembla très légitime à tout le monde ; celle de La Bruyère surprit tellement ses adversaires qu’ils prétendirent « qu’il n’avait réussi que grâce aux plus fortes brigues qu’on eût jamais faites[2]. »

  1. On pourra voir en détail l’histoire des candidatures de La Bruyère dans l’excellente notice que M. Servois a mise en tête de ses œuvres dans la Collection des grands écrivains de la France.
  2. La Bruyère se défend avec une grande vivacité, dans son discours de réception, d’avoir eu recours à aucune brigue : » Il n’y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni litres, ni autorité, ni faveur, qui ait pu vous plier à faire ce choix : Je n’ai rien de toutes ces choses, tout me manque. » On a pourtant trouvé, dans les papiers de Renaudot, une lettre de Pontchartrain, qui lui demande sa voix pour La Bruyère et pour Bignon. Mais rien ne prouve que La Bruyère ait demandé à Pontchartrain de l’écrire, ou que Pontchartrain ne l’ait pas fait surtout pour Bignon, son neveu.