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Elle existait, prétendait-elle, pour elle-même, et elle ne se souciait pas plus du profit que le commun des hommes en pourrait tirer, que l’astronome, en calculant l’orbite des corps célestes, ne pense à la prévision des marées. Dussent mes confrères trouver que c’est abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à l’étude d’une œuvre humaine telle que le langage, d’une œuvre commencée et poursuivie en vue d’un but pratique, et d’où, par conséquent, l’idée de l’utilité ne saurait à aucun moment être absente. Bien plus, je crois que ce serait enlever à ces recherches ce qui en fait la valeur. La linguistique parle à l’homme de lui-même : elle lui montre comment il a construit, comment il a perfectionné, à travers des obstacles de toute nature et malgré d’inévitables lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le plus nécessaire instrument de civilisation.il lui appartient de dire aussi par quels moyens cet outil qui nous est confié, et dont nous sommes responsables, se conserve ou s’altère... On doit étonner étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit que l’homme n’est pour rien dans le développement du langage et que les mots — forme et sens — mènent une existence qui leur est propre.

L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu les langues traitées d’êtres vivans ; on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, rentre autres inconvéniens, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables[1].

Les langues indo-européennes sont condamnées au langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y échapper que l’homme, selon le proverbe arabe, ne saurait sauter hors de son ombre. La structure de la phrase les y oblige : elle est une tentation perpétuelle

  1. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d’articles tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout du petit livre d’Arsène Darmesteter : la Vie des mots. Il est certain que l’auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle sorte que par momens il a l’air de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l’on pense à l’entraînement de la rédaction. J’ai été l’ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française ; j’ai rendu hommage à leur mémoire; et je serais désolé de rien dire qui pût l’offenser.