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sont faites que pour les peuples cultivés. A la synonymie on reconnaît de quels objets la pensée d’une nation s’est surtout préoccupée. Les distinctions sont d’abord faites par quelques intelligences plus fines que les autres : puis elles deviennent le bien commun de tous. L’esprit, comme on l’a dit, consiste à voir la différence des choses semblables. Cet esprit se communique jusqu’à un certain point par le langage, car, à reconnaître les différences que les mieux doués ont été d’abord seuls à sentir, la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe que le linguiste serait de savoir comment cette répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses de façon un peu grossière, mais intelligible, si nous avons dans notre tête un dictionnaire des synonymes. Je crois que chez les esprits attentifs et fermes ce dictionnaire existe, mais qu’il s’ouvre seulement en cas de besoin et sur l’appel du maître. Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup. D’autres fois il se fait attendre : alors le dictionnaire latent entre en fonction et envoie successivement les synonymes qu’il tient en réserve, jusqu’à ce que le terme désiré se soit fait connaître.


III

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une conclusion : il n’est pas douteux que le langage désigne les choses d’une façon incomplète et inexacte. Incomplète : car on n’a pas épuisé tout ce qui peut se dire du soleil quand on a dit qu’il est brillant, ou du cheval quand on a dit qu’il court. Inexacte : car on ne peut dire du soleil qu’il brille quand il est couché, ou du cheval qu’il court quand il est au repos, ou quand il est blessé ou mort.

Les substantifs sont des signes attachés aux choses : ils renferment tout juste la part de vérité que peut renfermer un nom, part nécessairement d’autant plus petite que l’objet a plus de réalité. Ce qu’il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits, puisqu’ils représentent une simple opération de l’esprit : quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le mot. Mais si je prends un être réel, un objet existant dans la nature, il sera impossible au langage de faire entrer dans le mot toutes les notions que cet être ou cet objet éveille dans