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ferme, sûr »[1]. Il demande comment ce sens peut se concilier avec des phrases telles que oppido interii, oppido occidimus. Mais c’est qu’il faut faire la part de l’élément subjectif. Nous disons de même : « Je suis assurément perdu », ou en allemand : « Ich bin sicherlich verloren », locutions où il y a, si l’on veut s’en tenir uniquement au texte, une sorte de contradiction dans les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l’adverbe allemand fast, qui signifie « presque », mais qui marquait autrefois une idée de fixité ou de certitude. On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste zwiveln « douter fort ». — « J’ai prié pour lui longtemps et fort. » Ich habe lange und fast für ihn gebeten (Luther). — S’il est pris au sens de « presque », c’est qu’il représente une phrase comme ich glaube fast, ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est arrivée pour ungefähr, qui prend sa vraie signification si on le complète en : « sans crainte de me tromper. » — C’est ainsi qu’en latin pæne, ferme veulent dire « presque », quoique le premier soit un proche parent de penitus, et le second un doublet de firme; mais il faut rétablir les locutions complètes : pæne opinor, firme credam[2].

La trame du langage est continuellement brodée de ces mots. S’il m’arrive de formuler un syllogisme, les conjonctions qui marquent les différentes étapes de mon raisonnement se rapportent à la partie subjective. Elles font appel à l’entendement, elles le prennent à témoin de la vérité et de l’enchaînement des faits. Elles ne sont donc pas du même ordre que les mots qui me servent à exposer les faits eux-mêmes.

Mais nos langues ne s’en tiennent pas là. Le mélange des deux élémens est si intime, qu’une portion importante de la grammaire en tire son origine.

C’est dans le verbe que ce mélange est le plus visible. On devine que nous voulons parler des modes. Les grammairiens grecs l’avaient bien compris : ils disent que les modes servent à marquer des dispositions de l’âme, διαθέσεις ψυχῆς. En effet, une locution comme θεοὶ δοῖεν contient deux choses bien distinctes : l’idée d’un secours prêté par les dieux, et l’idée d’un désir exprimé par celui qui parle. Ces deux idées sont en quelque sorte entrées l’une dans l’autre, puisque le même mot qui marque l’action des

  1. Cf. le grec ἔμπεδος, « solide ».
  2. Sur pæne, voir Mémoires de la Société de Linguistique, V, p. 433.