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d’une lecture tout à fait agréable, et il contient quelques renseignemens nouveaux. Nous nous en servirons pour retrouver la réalité sous les hyperboles, et remettre les choses au point.

Certes, la brillante destinée de Mme Geoffrin soulève un problème ; mais ce n’est pas celui qu’on a coutume de poser à son sujet. On s’étonne ordinairement et on admire qu’une femme qui n’avait ni une grande naissance, ni, au début du moins, une grande fortune, ni une intelligence au-dessus de la moyenne, ni affabilité, ni culture d’esprit, ni esprit, ait pu grouper autour d’elle et y retenir une élite d’artistes et d’écrivains. Or, le succès du salon de Mme Geoffrin s’explique assez aisément et sans qu’il soit besoin de prêter à celle qui y présidait des dons exceptionnels et une virtuosité incomparable dans un art difficile. Ce qui a fait la force de Mme Geoffrin comme maîtresse de maison, c’est qu’elle s’est donnée tout entière à son salon, qu’il a été fait la grande affaire de sa vie et son unique passion. Elle n’a pas aimé : elle n’a eu pour son mari et pour sa fille qu’une affection calme et voisine de l’indifférence ; on ne lui a pas connu d’amans. Elle n’a eu aucune espèce de coquetterie ; elle ne s’est souciée ni de paraître belle, ni de paraître jeune, s’étant bien avant l’âge installée dans un rôle de vieille femme. Elle n’a pas prétendu à briller par ses bons mots. Elle n’a aimé ni le faste, ni la toilette, ni le jeu, ni les voyages, ni la campagne. Elle n’a eu pour les lettres mêmes qu’un goût médiocre. Mais elle voulait réunir chez elle des littérateurs. Elle a déployé à cet effet toutes les ressources d’une nature active, énergique, bien pourvue des qualités proprement administratives. On sait quelles merveilles peut opérer la volonté dirigée avec méthode et tendue vers un but ardemment poursuivi. Ce que Mme Geoffrin réservait d’ailleurs à ses hôtes, ce n’étaient pas seulement les vains plaisirs d’une causerie ailée. Ceux-ci trouvaient chez elle des avantages solides et de plus d’une sorte. D’abord elle les soutenait amplement de sa bourse. Elle entretenait Marmontel, meublait Diderot, faisait des rentes à D’Alembert, à Thomas, à Morellet, à Mlle de Lespinasse. Les fonds venant à manquer pour la publication de l’Encyclopédie, Mme Geoffrin s’engage pour cent mille écus. Ce salon est une banque où l’on prête sans intérêts. Outre ces services matériels, Mme Geoffrin en a rendu d’autres à ses amis et qui ne sont pas moins appréciables. Au moment où s’ouvre son salon, ceux qui vont former l’armée des encyclopédistes sont encore isolés, étrangers ou hostiles les uns aux autres, peu connus ou peu appréciés du public.