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mériteraient ses vertus. C’est que nous n’admettons pas qu’un homme se réduise, dans sa propre maison à ce rôle de comparse, disposant les menus pour des convives qu’il subit faute de savoir les éloigner. Force nous est de laisser M. Geoffrin dans cette attitude humiliée à laquelle il s’est lui-même condamné. Nous voudrions le plaindre : nous n’arrivons qu’à le prendre en pitié.

Bourgeoise, Mme Geoffrin l’est encore à la manière, non pas du tout de Mme Jourdain, comme on l’a dit, mais de M. Jourdain lui-même, le bourgeois gentilhomme. Il se peut qu’elle ait, lors de son veuvage, refusé la main et la « belle jambe » d’un épouseur titré ; elle y eut peu de mérite : elle avait passé la cinquantaine, et elle était déjà célèbre. Les contemporains s’accordent à noter chez elle cette gloriole des relations aristocratiques. « Rien ne la flattait plus que son commerce avec les grands[1]. » Grands seigneurs, étrangers de distinction, candidats au trône, roitelets, princes et principicules ont défilé dans son salon, ou pour le moins sont de ses amis. Seul le roi de Prusse n’a pas trouvé le chemin de son cœur : elle lui reproche d’avoir des vices et une vilaine figure. Cela même gênait un peu les habitués de son salon dont on sait « l’intérêt tendre » qu’ils prenaient « aux succès du roi de Prusse, consternés quand il avait fait quelque perte et radieux quand il avait battu les armées d’Autriche ». Ils en étaient quittes pour aller aux Tuileries s’asseoir au pied d’un arbre dans la grande allée et se livrer en plein air à l’enthousiasme que leur inspirait leur « cher Frédéric[2]. » À cette exception près, Mme Geoffrin professe pour les souverains étrangers justement le même culte que leur rendaient ses amis les philosophes. Nous avons un peu de peine aujourd’hui à comprendre ce plaisir dévot que goûtaient les Grimm, les Diderot, les Voltaire à contempler des personnes régnantes, à jouir de leur présence, à causer, à correspondre avec elles ; la cause en est peut-être à la différence des temps ou peut-être à notre manque de philosophie. Mme Geoffrin est en correspondance avec Catherine II et prend au pied de la lettre le titre de « bonne amie » que lui donne la souveraine ; elle s’en prévaut pour tracer à la tsarine un plan de conduite ; c’était exagérer le zèle.

Pour ce qui est du roi de Pologne, elle est sa « Maman » et éprouve réellement à son endroit tous les sentimens que comporte cette métaphore. Si l’on veut trouver chez Mme Geoffrin l’accent maternel, ce n’est pas dans ses tièdes rapports avec sa fille, Mme de la Ferté-Imbault,

  1. Marmontel. Mémoires, ch. VI.
  2. Morellet, Mémoires, ch. IV.