Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douleur s’y retrouve, toute vertu s’y retrempe, toute volonté s’y fortifie. Voilà par où Wagner ressemble à Beethoven et comment le « drame lyrique » procède de la symphonie. La figure de Senta, — cette première figure vraiment wagnérienne, — a déjà quelque chose d’impersonnel. Elle s’évanouit en quelque sorte dans le sentiment, plus grand, plus fort et en quelque sorte plus réel qu’elle-même. Elle n’existe que pour signifier et représenter ; elle représente et signifie infiniment plus qu’elle n’existe. Et je ne conteste pas que cette abstraction de l’individu soit contraire aux traditions, peut-être à la nature de la musique dramatique. Elle est du moins conforme à la nature de la musique tout simplement. Elle est la marque d’un art très général et d’un idéalisme supérieur.

On a dit, avec raison, que le style du Vaisseau Fantôme est dépourvu d’unité. Les gallicismes, les italianismes y abondent. Mais il convient d’être indulgent aux antithèses de cette musique. Elles ont leur excuse ou leur justification dans le poème, et peut-être dans la réalité. Autour de la vie intime et profonde, de la vie passionnelle et morale, n’est-il pas vrai que la vie extérieure et superficielle partout se déploie et se joue ? Inégales autant qu’étrangères l’une à l’autre, elles sont pourtant l’une et l’autre la vie. C’est l’autre, la vie du dehors, la vie inférieure, que la nourrice de Senta, son fiancé, son père, représentent avec simplicité. Sourions du brave Daland au premier acte, alors que son langage est celui de l’opérette et presque de la parodie. Mais, au second acte, il ne parle que le langage de la nature, de la vérité moyenne et courante, celle dont les esprits et les cœurs moyens se contentent, la tenant pour la vérité supérieure et l’éternelle vérité. J’aime l’innocente bonhomie du marin proposant à sa fille, dans un air qu’on a tort de railler, le terrible idéal qu’il ne soupçonne pas et qu’il ne saurait comprendre. Quant au chœur délicieux des fileuses, c’est par lui surtout que proteste la vie, la vie chaude, vermeille et toute physique, battant à plein cœur dans la poitrine de ces filles de pécheurs, blondes riveraines des mers du Nord. Toute préoccupation morale est absente du refrain qui bourdonne et qui gronde ; il n’y a pas d’âme en ce chant. Jamais plus insoucieux ne tournèrent des rouets ni des fuseaux. Les fileuses du bon Haydn lui-même, que la veillée d’hiver rassemble, ne filent point aussi gaiement. Plus triste encore et pleurant l’enfant disparu, la « pauvre dame Marguerite » dévide de ses vieilles mains de servante des fils moins blancs que ses cheveux. De l’autre Marguerite, celle de Goethe et de Schubert, le rouet plaintif entre tous ne chante pas non plus comme ces rouets. Ceux-ci ne sont ni des confidens ni