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longs cous de spectres, et hochent de côté et d’autre leurs têtes sempiternelles. » L’homme est pâle et tremblant, mais il supporte son sort, car les manifestations de la vie emplissent le désert, et c’est autour de lui une agitation et un fracas perpétuels. Alors le démon, irrité, « maudit de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets… et il ne s’éleva plus… le moindre murmure, ni l’ombre d’un son dans tout le vaste désert sans limites… Et l’homme frissonna, et il fit volte-face et il s’enfuit loin, loin, précipitamment… »

L’intention du Démon de la perversité, c’est de fournir une explication de la nature humaine moins insuffisante que celles des métaphysiciens et des phrénologues (Poe a l’air de croire que les deux n’en font qu’un). L’intention d’un groupe nombreux de récits, dont la Chute de la maison Usher est la perle, c’est de rendre sensible l’obsession de la Mort et des problèmes insolubles qu’elle soulève. D’autres contes ne sont que des rébus d’une ingéniosité supérieure, auxquels Poe n’attribuait avec raison qu’une valeur d’art très secondaire ; il aurait donné dix fois le Scarabée d’or ou l’Assassinat de la rue Mourgue pour William Wilson. D’autres encore (le Canard an ballon, Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaal, etc.) annoncent sans l’égaler le roman scientifique de Jules Verne ; et d’autres ont été composés pour amuser le lecteur, ou pour tenir de la place dans une revue à court de copie, ou pour mettre quelques dollars dans la poche de l’auteur[1]. Mais quelle qu’eût été l’intention, c’est-à-dire, en bon français, le sujet, l’idée générale de l’œuvre, Poe ne s’y était arrêté qu’après avoir décidé en lui-même « l’effet à produire », qui peut varier beaucoup avec un même sujet, selon la façon de l’envisager. L’un ne se choisit pas sans l’autre ; la règle est absolue ; mais le reste va ensuite tout seul : « — Ayant fait choix d’un effet qui soit premièrement neuf, et secondement vigoureux, je cherche s’il vaut mieux le mettre en lumière par les incidens ou par le ton, — ou par des incidens

  1. Ses œuvres d’imagination en prose comprennent une soixantaine de contes, quelques fantaisies qui échappent à tout classement, un roman : Aventures d’Arthur Gordon Page, qui offre peu d’intérêt, malgré deux ou trois scènes dramatiques, et un fragment d’un autre roman d’aventures, le Journal de Julins Rodman, qu’il ne termina jamais, sentant, lui-même que c’était manqué. Edgar Poe n’était pas fait pour les œuvres de longue haleine, et il s’en rendait compte.